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Tensions entre la Russie et l'Ukraine, faut-il s'alarmer? Décryptage

Faut-il s'alarmer des bruits de bottes à la frontière ukrainienne? Décryptage

Ukrainian soldiers walks at the line of separation from pro-Russian rebels near Katerinivka, Donetsk region, Ukraine, Tuesday, Dec 7, 2021. Ukrainian authorities on Tuesday charged that Russia is send ...
Des soldats ukrainiens marchent sur la ligne de séparation avec les rebelles pro-russes près de Katerinivka, région de Donetsk en Ukraine.Image: sda
Le président américain Biden et son homologue Russe se sont parlés après une hausse des tensions à la frontière ukrainienne. En réalité, quels sont les risques de dérapage militaire?
08.12.2021, 19:51
Christine Dugoin-Clément / the conversation
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Un article de The Conversation
The Conversation

La concentration des forces militaires russes aux frontières de l'Ukraine, qui inquiète de nombreux observateurs, rappelle des événements similaires survenus au printemps dernier, qui n'avaient pas dégénéré en guerre ouverte. Faut-il s'attendre à une simple répétition de cet épisode, quand la Russie s'était contentée de montrer les muscles? Ou bien le risque est-il, cette fois, plus élevé?

En avril dernier, le déplacement de troupes russes venues se masser aux frontières de l'Ukraine s'était accompagné de discours menaçants en provenance du Kremlin. Cette période de tension a été suivie par une relative accalmie et un retrait – très partiel – des troupes de Moscou.

L'automne a donc été marqué par de nouveaux mouvements de soldats russes. Si la Russie nie toute velléité d'invasion de l'Ukraine et argue d'exercices militaires hivernaux pour justifier ces mouvements, ces bruits de bottes préoccupent les pays européens et l'administration Biden qui, par la voix de son secrétaire d'Etat, Anthony Blinken, a demandé le retrait des effectifs russes et le retour au calme.

Entretien Biden-Poutine
Joe Biden a menacé Vladimir Poutine de «fortes sanctions» économiques s'il envahissait l'Ukraine, tandis que le président russe a exigé, en vain, des garanties sur un gel de l'expansion de l'Otan.
L'entretien de deux heures a été «utile», à en croire le conseiller à la sécurité nationale américain Jake Sullivan, et «franc et professionnel», selon le Kremlin, un vocabulaire qui ne dégage pas une chaleur excessive.
Pour aller plus loin: par ici. (jah/ats)

Ces tensions récurrentes ont plusieurs explications.

L'ombre de l'Otan

La Fédération de Russie est particulièrement sensible à toute extension de l'Otan (Organisation du traité de l'Atlantique nord) vers ses frontières. Or le souhait de l'Ukraine de se rapprocher de l'UE, notamment manifesté avec la révolution du Maïdan de 2013-2014, s'est doublé d'une volonté assumée de Kiev d'intégrer l'Otan. Une aspiration qui tarde à se réaliser malgré les demandes réitérées des administrations Porochenko (2014-2019) puis Zelensky (depuis 2019).

Aux yeux de la Russie, une telle adhésion est tout à fait inacceptable, mais il semble qu'un déploiement de troupes de l'Otan en Ukraine le soit tout autant.

Le 1er décembre, le président Poutine a demandé des garanties concernant le non-déploiement de systèmes d'armes otaniens en Ukraine, précisant qu'un tel déploiement serait considéré comme une agression à laquelle la Russie serait prête à réagir. Ces déclarations ont été jugées inacceptables par l'Otan qui, par l'entremise de son secrétaire général, Jens Stoltenberg, a averti qu'une éventuelle action russe contre l'Ukraine provoquerait de lourdes conséquences.

Au-delà de la question de l'Otan, l'afflux de soldats russes (dont le nombre était estimé début décembre à 115 000 par Dmytro Kuleba, le ministre ukrainien des Affaires étrangères) participe d'un désordre global dont la Russie pourrait espérer tirer profit.

Profiter de perturbations générales

L'actuelle montée des tensions s'inscrit dans un contexte particulièrement délicat pour l'Union européenne (UE), qui ne facilite ni le consensus ni la prise de décision rapide – ce dont la Russie peut espérer tirer parti.

Ainsi, la Pologne est actuellement aux prises avec une pression migratoire inédite à ses frontières organisée par la Biélorussie en réponse aux sanctions européennes. Bon nombre d'observateurs voient dans la Russie l'architecte de cette instrumentalisation des réfugiés.

La réaction intraitable de Varsovie face à cet afflux de migrants, dont une proportion élevée sont des femmes et des enfants, divise profondément l'UE. Cette division s'ajoute au conflit qui oppose déjà Bruxelles à Varsovie au sujet de son système judiciaire qui s'écarte des standards européens.

Parallèlement, le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, a récemment menacé de fermer le pipeline gazier transitant par son territoire qui alimente l'UE, au moment même où l'Union fait face à une flambée des prix de l'énergie. La mise à exécution de cette menace semble irréaliste: cela priverait la Biélorussie de la rente substantielle que représente pour elle le transit du gaz et, surtout, cela affecterait la Russie qui reste une économie principalement rentière. Néanmoins, l'enjeu énergétique et, tout particulièrement, gazier n'est pas à négliger dans cette crise.

L'enjeu Nord Stream II

Le gaz est un sujet plus que sensible pour la Russie. Sa qualité de principal fournisseur de l'UE l'autorise à en faire un levier géopolitique de premier ordre.

Le projet de gazoduc Nord Stream II est devenu une cause de désaccord majeur entre les États membres de l'UE, les États-Unis et l'Ukraine. Ce nouveau pipeline est destiné à relier la Russie à l'Allemagne en traversant la mer Baltique, doublant ainsi Nord Stream I, actif depuis 2012.

Or, si, pour des raisons évidentes l'Allemagne est favorable à Nord Stream II, ce projet divise, non seulement parce que sa mise en service accentuera la dépendance énergétique des pays de l'UE envers la Russie, mais aussi parce que son tracé contourne l'Ukraine, faisant perdre à celle-ci, qui fut longtemps le premier pays de transit du gaz russe vers l'Europe, de précieuses entrées financières.

Dans ces conditions, l'Ukraine a fait savoir qu'elle «se battra jusqu'au bout» pour amener les pays européens à renoncer au gazoduc controversé. Or, pour compréhensible qu'il soit, le discours ukrainien, quand il emploie un tel vocabulaire guerrier, est repris par le Kremlin qui s'en sert pour justifier ses prises de position, y compris dans la crise actuelle.

L'argumentaire de Moscou

Le déploiement des forces russes a engendré l'annonce du soutien sans faille de l'Otan à l'Ukraine. Cette dernière, craignant une attaque russe, cherche à se doter de matériel militaire occidental. Pour sa part, la Fédération de Russie considère que la volonté de réintégrer à l'Ukraine la Crimée, qu'elle a annexée en 2014, menace directement ses intérêts.

Dès lors, le Kremlin justifie le déploiement de ses troupes à la frontière par les « provocations » ukrainiennes – des provocations qui attisent ses craintes de voir Kiev tenter de reconquérir par la force les territoires séparatistes du Donbass. La dialectique russe s'appuie également sur la présence américaine en mer Noire pour conforter sa position.

C'est dans ce contexte que Dmitri Peskov, le porte-parole de Vladimir Poutine, a récemment déclaré que, en suggérant que Moscou pourrait intervenir en Ukraine, les Occidentaux exacerbent artificiellement les tensions. Afficher une posture défensive est un classique de la dialectique du Kremlin, qui lui permet de susciter une relative adhésion de sa population.

Par ailleurs, effectuant le parallèle avec le scénario observé en Ossétie du Sud en 2008, le Kremlin sous-entend que, faute de garanties suffisantes concernant l'Otan, une guerre semblable au conflit russo-géorgien de 2008 pourrait éclater. Ce discours, qui s'inscrit dans le droit fil de la diplomatie coercitive antérieure, cherche également à servir d'outil de dissuasion à destination des Occidentaux et, quitte à distordre les faits, à entraîner l'adhésion de la population russe et à constituer une forme d'autojustification.

Risque de conflit et coût d'un engagement

L'engagement d'un conflit aurait de lourdes conséquences pour Moscou.

Tout d'abord, il conviendrait de choisir l'objectif: s'agirait-il d'utiliser la technique du «fait accompli» sur une petite partie d'un territoire adjacent à la Russie ou d'engager une percée dans les terres ukrainiennes? Outre le risque d'une escalade avec l'Otan, lancer une intervention qui emmènerait les forces russes loin de leurs bases présenterait des difficultés logistiques certaines.

La Russie utilise généralement une stratégie dite de «défense active» qui suppose une proximité suffisante de ses bases de ravitaillement ou, a minima, la possibilité de recourir aisément à des moyens d'acheminement, classiquement axés sur les chemins de fer. Une invasion d'une partie de l'Ukraine impliquerait d'étendre cette ligne logistique, ce qui en accroîtrait la vulnérabilité dans un territoire hostile à la présence russe.

Cet enjeu logistique serait d'autant plus prégnant qu'un tel conflit pourrait être long et se heurter à la résistance ukrainienne qui s'est particulièrement aguerrie depuis 2014. En outre, la capacité de l'Otan à intensifier horizontalement le conflit en mettant sous stress de nombreuses zones sur lesquelles la Russie porte un regard inquiet pourrait fortement obérer la capacité de mobilisation des forces russes, ce que l'état-major russe ne peut pas ignorer.

Une autre option consisterait à effectuer des avancées sur des objectifs d'intérêt pour la Russie et proches de la zone frontalière. Cette approche se traduirait par une incursion et un enracinement rapides sur ces territoires, ce qui permettrait ensuite de tenir la position, à l'instar, là encore, du scénario ossète.

Néanmoins, ce scénario aurait, pour la Russie, un coût d'autant plus élevé que l'armée ukrainienne a accru ses moyens en termes de matériels et de compétences depuis 2014, et peut désormais s'appuyer sur l'expérience opérationnelle durement gagnée sur les lignes de front de l'Est de son territoire. Une autre conséquence, économique cette fois, serait qu'une telle action accentuerait encore l'isolement de la Russie.

Il reste que, si ce risque est raisonnablement défendable, il peut être insuffisant pour prévenir un conflit.

Les accords de Minsk, une impasse?

On le voit: la situation est complexe, multifactorielle et éminemment volatile. Une erreur sur le terrain pourrait mettre le feu aux poudres. Outre les éléments tenant aux déplacements militaires et à la spécificité des troupes déployées, l'évolution du discours témoigne d'une inflexion de la politique russe vers l'accentuation d'une diplomatie coercitive, notamment envers l'OTAN. Ces actions sont autant de messages adressés à des Européens dont Moscou tente encore une fois d'exploiter les divisions internes.

Pour autant, Moscou a-t-elle intérêt à déclencher une opération militaire? Ne gagnerait-elle pas davantage en continuant de jouer sur des déplacements de troupes, des discours offensifs et des opérations informationnelles pour empêcher l'entrée de l'Ukraine dans l'Otan tout en affaiblissant régulièrement Kiev à travers le conflit dans le Donbass, dont le coût économique et social reste considérable?

Le ministre russe des Affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, a récemment rappelé le rôle central des accords de Minsk visant à «désamorcer le conflit armé dans l'est de l'Ukraine» signés en 2015. Pour lui, l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) devrait envoyer à Kiev un signal clair pour lui signifier qu'une quelconque révision de ces accords, seule base de règlement acceptable pour la Russie, serait immédiatement rejetée et entraînerait un désastre.

Cette déclaration fait écho à l'insatisfaction de Kiev par rapport à ces accords, considérés comme particulièrement favorables pour la Russie. En campant sur son invocation de ces accords, qui restent au point mort et ne parviennent pas à faire cesser le conflit du Donbass depuis février 2015, la Russie nie de facto son implication dans ce conflit. En effet, sa position officielle est qu'elle n'est pas présente dans le Donbass et n'a donc aucune raison de sortir du cadre déterminé à Minsk, où elle se positionne comme simple intermédiaire entre Kiev et les sécessionnistes du Donbass. C'est au nom de ce principe qu'elle rejette la proposition ukrainienne de dialogue direct Kiev-Moscou.

Dans un contexte où le processus de paix paraît bloqué, les épisodes de tension comme celui en cours actuellement pourraient se multiplier, notamment pour des raisons dépassant le simple cadre ukrainien. La question est de savoir s'ils ne risquent pas, un jour, de dégénérer en conflit de grande ampleur. Il est en tout cas certain que déployer autant de troupes sans objectif n'a pas grand sens; reste à savoir si la négociation en sera toujours un suffisant. S'il s'agit de mettre de la pression, il convient néanmoins de rester prudent quant à une possible escalade et d'observer ce qui sortira de la rencontre Poutine-Biden du 7 décembre.

Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original

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La guerre ne fait pas uniquement ressortir le mal chez les êtres humains, mais aussi beaucoup de bien. watson donne la parole à des Ukrainiens qui, même loin du front, s'engagent pour la défense de leur patrie.

Parce que l'aide de l'Occident tarde à arriver ou parce qu'elle ne viendra tout simplement pas, de nombreux Ukrainiens ont décidé d'agir. Leur but? Compenser le manque de munitions et d'armes par des idées non conventionnelles et des techniques innovantes.

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