Piliers d'église ou bouffeurs de curés, nous avons tous été bercés près du crucifix. Dans un environnement compassionnel qui doit beaucoup à la figure du Christ. Donneur universel, le christianisme est aussi receveur universel. Il prend tout sur soi, ses péchés et ceux des autres. S’il ouvre son cœur, il se juge à l’occasion sévèrement. Les images dramatiques, pour ainsi dire bibliques, en provenance d’Afghanistan, nous nous les approprions. La tragédie en cours est notre faute. La faute de l’Occident. Parti tout en armes donner la messe démocratique, et qui, vingt ans après, constatant son échec, abandonne le terrain à l’ennemi de ses plus profondes convictions.
Cette lecture n’est pas entièrement fausse. Mais elle est insuffisante. Elle manque de réalisme. Elle exonère de toute responsabilité l'armée afghane qui n'a pas combattu les talibans, sachant peut-être le combat perdu d'avance. Cette lecture ignore surtout une donnée essentielle: le rapport de force idéologique. Il est de nature civilisationnelle. Une force se revendiquant de l’islam, à ses yeux «le seul islam», les talibans, a mis son véto à la poursuite d'une expérience démocratique telle qu'entendue en Occident. Cette bifurcation civilisationnelle nous amène directement au point suivant.
Parce que le président français, Emmanuel Macron, lundi soir, dans son allocution télévisée, a fait de la politique politicienne (désamorcer le discours prévisible de l’extrême droite sur l’arrivée attendue de nombreux réfugiés afghans en Europe), il a eu droit illico sur Twitter au hashtag #EmmanuelLePen. Association disqualifiante avec l'extrême droite. Il prenait la parole dans un moment solennel, au lendemain de la chute traumatisante de Kaboul, mais aussi à huit mois de l’élection présidentielle française. Dans le même temps, il a toutefois promis de «protéger celles et ceux qui sont les plus menacés» parmi les Afghans.
Ainsi, dans un glissement de conscience, opéré plutôt à gauche de l'échiquier politique, le problème moral passe du camp taliban à la case «nos dirigeants», des cyniques, des sans cœur. Ce qui nous réinstalle dans le registre confortable de l’autoflagellation et nous rend hautement responsables du malheur en cours en Afghanistan. Comme si désigner les véritables acteurs du chaos, les talibans, revenait à stigmatiser de «pauvres gens» au comportement certes odieux, mais incarnant l’«autre», ce prochain différent de nous qui redevient innocent au regard de nos propres torts, à la base de tout.
Cette lecture compassionnelle, non dénuée de hargne, empêche d'appréhender le rapport de force civilisationnel, bien réel et voulu par les talibans. Elle permet de fuir ce qui motive la démarche talibane: l’idéologie. Cette idéologie n’est pas seulement anti-occidentale, elle est aussi religieusement conquérante, en tout cas dans l’absolu. Pour ces fondamentalistes, il n’y a pas de vérité en dehors de l’islam.
Cette vision expansionniste n’a longtemps rencontré, en Europe, que peu d'opposition intellectuellement résolue dans le milieu tiers-mondiste, représenté aujourd’hui par la gauche décoloniale. Au motif qu’il s’agissait là, au fond, sinon d’une juste compensation, du moins d’un compréhensible retour de bâton après la colonisation occidentale des pays musulmans.
Il faut pourtant savoir qu’en France, jusqu’aux grands attentats islamistes de 2015 et 2016, qui ont sifflé la fin de la «déconne» tant ils ont fait craindre pour la paix civile, cette conception revancharde de l'islam, aux accents suprémacistes, avait cours dans des productions YouTube alimentées par des prêcheurs nés dans l'Hexagone.
Si des «musulmans» et leurs compagnons de route ont soutenu, ces derniers mois, jusqu’à son tweet de dimanche semblant donner raison aux talibans, une figure fondamentaliste comme le Français Idriss Sihamedi, désormais publiquement lâché par certains de ses amis de la gauche radicale, c’est moins par adhésion à son discours religieux rétrograde que parce qu’il incarnait une forme de résistance «anticoloniale» aux tentatives gouvernementales pour en finir, légalement, avec l'emprise de l'islamisme politique.
Une atmosphère de règlement de comptes règne sur les réseaux sociaux. Des néoféministes y sont interpellées pour leur présumée absence de réaction après la prise de pouvoir talibane. Il leur est reproché de dénoncer avec force le «patriarcat» en Occident, quand elles déploieraient moins d'arguments sur le sort des femmes dans l'Afghanistan aujourd'hui talibane. A l'image de leur relative discrétion sur le cas Mila, cette jeune Française menacée de mort des milliers de fois pour avoir insulté l'islam, après avoir été elle-même insultée au nom de cette même religion.
Elle a un avis la combattante anti-patriarcat sur ce qui se passe en Afghanistan sinon ? pic.twitter.com/TdPCQMa9XR
— Vespasien (PNO) (@CalatravaCH) August 15, 2021
Avec l'exemple taliban, le discours néoféministe sur le patriarcat est comme pris dans les phares de ses contradictions. Adossé à l'intersectionnalité (l'alliance des minorités sexuelles, raciales et religieuses), il s'est construit contre la figure du mâle blanc hétérosexuel de 50 ans. Il peine à reconnaître le sexisme ou le machisme, dès lors qu'il émane d'une minorité «racisée» en raison de son origine ethnique ou de sa religion supposée, généralement l'islam.
Si bien que le néoféminisme apparaît aujourd'hui un peu dépourvu face à la situation afghane. S'il condamne sans appel les talibans, il donne l'impression d'y aller à reculons lorsqu'il s'agit de désigner l'idéologie fautive, évitant de parler d'islamisme radical, privilégiant le terme d'obscurantisme. Peut-être pour ne pas stigmatiser les musulmans, alors même que les victimes des talibans sont musulmanes.
⚠️ Les talibans sont aux portes de Kaboul.
— Nous Toutes 82 (@Noustoutes82) August 15, 2021
👩👧👦Les femmes et les enfants sont les premières victimes de l'obscurantisme.
💜 Nous apportons notre soutien aux jeunes femmes de Kaboul, qui appellent à l'aide !#afghanwomen #sororité #solidarité #afghanistan🇦🇫 pic.twitter.com/4rEPZ89ocM
Au lieu de distinguer deux mondes radicalement différents, l'occidental, qui a certes ses tares, et celui des talibans, qui est d'essence totalitaire, le discours néoféministe semble établir une sorte de continuité critique du patriarcat de Genève à Kaboul, seule variant l'intensité du tort fait aux femmes. C'est en somme comme si, au temps de l'URSS, on avait abordé le phénomène de la détention en Suisse et au goulag sous l'angle de la politique carcérale, sans tenir compte des idéologies en présence.
Ainsi, mardi, sur son blog hébergé par le quotidien Le Temps, l'écrivaine Silvia Ricci Lempen répliquait au philosophe Jean Romain en évoquant les discriminations de genre. Celles «qui persistent dans nos sociétés occidentales», et celles, «macroscopiques, qui ravagent la vie des habitantes d’autres pays» dont l'Afghanistan, désormais sous la coupe talibane. Rien, là non plus, sur l'islamisme radical, mais une considération, là encore, sur «l'obscurantisme» et une autre sur «la domination masculine» extrême en Afghanistan. Moralité: un continuum de patriarcat et de domination masculine, comme si ces mots seuls parvenaient à décrire la spécificité idéologique de l'entreprise talibane, qui en réfère, rappelons-le, à la loi de Dieu. Or cela porte un nom: théocratie.
Il est à craindre que la démonstration «en direct» d’une idéologie extrémiste et misogyne ne suffise pas à convaincre en Occident de la nécessité de ne point trop tirer contre son camp. Les sciences sociales et une partie des médias gagnée par la mode intersectionnelle, auraient avantage à reconnaître les hiérarchies vertueuses en vigueur en Occident. Or ces dernières, dont découlent les valeurs, sont souvent, sinon systématiquement combattues («déconstruites»), au prétexte qu'elles reproduisent des schémas de domination. Ce sont pourtant elles qui rendent l’Occident désirable aux yeux de celles et ceux qui fuient les régimes liberticides.