Nous étions tranquillement en train de polémiquer sur le Covid et la liberté quand, soudain, l'Afghanistan est venu à nos oreilles avec le bruit du «monde d'avant». Le spectacle tragique se déroule désormais loin de l'Occident. L'Afghanistan, c'est une histoire de vie ou de mort. «Comme le Covid», répondront certains. Sauf que ce n'est pas la même chose et qu'on le sait très bien. Face aux drames de Kaboul et aux talibans, le réel devient plus dur, plus direct, plus abject. Jusqu'à remettre en perspective nos débats sur la pandémie?
Les récents événements afghans nous donnent-ils encore le droit de nous inquiéter pour nos libertés dans nos pays aisés, éduqués, pacifiques? N'est-ce pas une attitude d'enfant gâté?
Ces derniers jours, la question s'est réinvitée dans les discours de certaines personnalités. Notamment sur les réseaux.
Décidément… pic.twitter.com/en8GguLs1z
— Arthur_Officiel (@Arthur_Officiel) August 17, 2021
Si la Suisse ne connaît pas de manifestations de «coronasceptiques» aussi nombreuses et violentes que la France, elle n'est pas non plus étrangère à cet élan contestataire. D'une part, elle compte moins de personnes vaccinées que dans le pays voisin (les derniers chiffres helvétiques indiquent un peu plus de 51,7% de personnes doublement vaccinées, contre 65,1% en France). D'autre part, l'UDC a choisi dernièrement en assemblée des délégués de combattre la loi Covid, se dressant comme «parti de la liberté».
Pour Brigitte Crottaz, aucun doute, certains Suisses se comportent comme des enfants gâtés. «La liberté telle que revendiquée par l'UDC est une liberté d'égoïste», réagit la conseillère nationale (PS/VD) au bout du fil. «Ces personnes, tout comme les opposés au vaccin, ne font pas de cas de la liberté des autres.» Or, défendre la liberté, c'est défendre la liberté pour tous, insiste la parlementaire. «On devrait davantage parler de responsabilité.»
«La responsabilité, je l'endosse», répond du tac au tac Jean-Luc Addor, conseiller national UDC valaisan connu depuis quelques semaines pour être l'un des seuls élus à Berne à refuser la piqûre. «Je ne souhaite pas me faire vacciner pour l'instant et j'assume les conséquences de mon choix. Je n'ai pas pris mon abonnement au Stade de Tourbillon, par exemple.» Quant au message de son parti:
Si le Valaisan entend que certaines expressions comme «dictature» ou «Ausweis» puissent être considérées comme abusives, il refuse d'être traité d'enfant gâté, peu importe ce qu'il se passe à Kaboul.
Brigitte Crottaz doit d'ailleurs reconnaître qu'elle peine à imaginer comment les droits brimés des Afghans et surtout des Afghanes puissent faire prendre du recul à la population non-vaccinée et remontée contre les institutions. «Il y a hélas de tels événements à peu près tout le temps à travers le monde.»
Contacté par watson, le philosophe français Camille Roelens rejoint Brigitte Crottaz. Ce spécialiste de l'histoire des idées peine à voir une «influence concrète des "exemples", bons ou mauvais». Les jugements de type «Regarde plutôt ce qui se passe en Afghanistan!» permettraient «de déclencher des murmures d’approbation sur un plateau ou dans une assemblée, mais rarement de progresser beaucoup dans la réflexion éthique un peu apaisée.»
Comment l'assurer, alors, cette réflexion sereine? Déjà par un travail de chacun sur le sens des mots qu'il utilise. Selon le chercheur, des mots comme «liberté», «responsabilité» ou «dictature», en étant utilisés à toutes les sauces, sont en train de vivre ce que le terme de «République» a subi en France. Comme chez les Schtroumpfs, certains mots devant – en l'occurrence – exprimer des valeurs deviennent passe-partout et perdent leur sens. Ce qui est dommageable pour tout débat rationnel ou préoccupation saine. En revanche:
L'éthicien et membre de la Constituante valaisanne Johan Rochel le rejoint sur ce point. Pour lui, il s'agit surtout de ne jamais oublier de tendre vers la cohérence, individuelle ou collective. «En tant que Suisses, nous jugeons que des valeurs comme la liberté et l'égalité sont importantes.» En débattre n'est donc pas interdit.
Mais cela implique aussi certaines responsabilités à ses yeux: «Je trouve juste d'en déduire que nous avons un devoir d'asile envers les personnes qui doivent fuir leur pays, comme à Kaboul». Or, ce genre de déductions ne font pas consensus – et c'est là toute l'affaire:
Au-delà de la question proprement liée à nos schémas éthiques à l'égard du Covid et de Kaboul, un fait est à rappeler: le pluralisme politique mentionné par Rochel survient sur un pluralisme plus intime, qui se situe sur le plan moral, voire psychologique. Nous portons tous des jugements différents sur des situations différentes, en vertu de valeurs différentes. Nos causes et intérêts divergent, tout comme nos points de vue. Et c'est très bien ainsi, selon nos interlocuteurs, dont Camille Roelens:
Soyons rassurés, nous ne sommes donc pas à côté de la plaque en nous écharpant sur nos soucis de «privilégiés». Mais cela ne doit pas nous rendre indifférents au sort de personnes très éloignées de nous dans l'espace ou dans le temps. Selon Johan Rochel, peu importe si cette tentation est ancrée ou pas dans l'être humain, tant qu'on sait la surpasser. L'éthique pratique, au fond, est un sport: il s'agit de «travailler son empathie comme un muscle».