Lorsque, le 26 mai, le Conseil fédéral a fait savoir qu’il renonçait à l’accord-cadre avec Bruxelles, il y eut deux sortes de réactions: celles marquées par une profonde déception et celles témoignant d’une joie intense. Pour les partisans de l’adhésion à l’Europe, ce fut un «mercredi noir». Pour les activistes de l’autre bord, ce fut au contraire un «jour de fête». Les premiers parlèrent de «traumatisme», les seconds se réjouirent de la «souveraineté» sauvegardée de la Suisse.
Sur le sujet européen, d’un côté comme de l’autre, on n’est pas avare en propos définitifs. Pour les uns, nous serions des Allemands de l’Est prisonniers d’un mur. Pour les autres, des Allemands de l’Ouest vivant sous la menace de missiles soviétiques. Difficile d’imaginer visions plus opposées. «Peuple heureux», selon la formule de Denis de Rougemont, chantre du fédéralisme européen, les Suisses affichent sur l’Europe des positions irréconciliables, suscitant une rhétorique dramatique. Oui, avec l’Europe, tout est drame. En cas d’adhésion comme dans le cas inverse, selon les points de vue.
Deux mois après le drame, donc, du renoncement à l’accord-cadre, à l’opposé, de la joie procurée par cette décision, une joie en un sens elle aussi dramatique, le conseiller fédéral Ignazio Cassis s’est rendu à Bruxelles. C’était mardi. Notre ministre des Affaires étrangères a fait passer le message que la Suisse est attachée à la formule éprouvée (essoufflée?) des accords bilatéraux. La Commission européenne y est allée pour sa part d’un coup de pression en déclarant qu’elle se laissait jusqu’à l’automne pour décider de la suite à donner à sa relation avec la Suisse. Bref, ce fut cordial sans être chaleureux.
Good exchange with the #EU's high representative for foreign affairs @JosepBorrellF. In the foreign policy arena, #Switzerland 🇨🇭 and the EU 🇪🇺 are important partners and share fundamental values. #SwissEUrelations https://t.co/bGX2bgB3Fo
— Ignazio Cassis (@ignaziocassis) July 21, 2021
Avec l’Europe, est-on dans un jeu? Si oui, à quoi joue-t-on? A se faire peur? A se rassurer? Et à quoi l’Europe joue-t-elle avec la Suisse? D’un côté, les Suisses se gargarisent de leur insolent taux de chômage de 2,8%, contre 8% dans la zone Euro. Un pays avec un pourcentage aussi bas de sans-emplois court-il le moindre danger? De l’autre et depuis le Brexit, les Européens, semblant réellement soudés face aux divas, font comprendre que la relation à la carte, ça eût payé, mais que bientôt, ça pourrait ne plus payer. La Suisse narguerait l’Europe du haut de son incroyable prospérité. L’Europe, elle, menacerait la Suisse, tels les Etats-Unis s’apprêtant à mettre en pièces un émirat du Golfe arabo-persique (ils ont été sans pitié avec le secret bancaire helvétique).
Constatons qu’on est, là, bien calé dans le registre dramatique. «La dramatisation n’est pas de notre fait», assure Chantal Tauxe, vice-présidente du Mouvement européen (anciennement NOMES), qui milite pour l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne. «Elle est le fait des anti-Européens, emmenés par l’UDC», poursuit l’ex-rédactrice en cheffe adjointe de L’Hebdo.
«De notre côté», reprend Chantal Tauxe, «nous avons toujours posé les enjeux correspondant selon nous aux intérêts de la Suisse. Et nous pensons qu’une adhésion à l’Union européenne servirait nos intérêts.»
Admettons, mais 2,8% de chômage en Suisse, tout en étant hors de l’UE, ça fait réfléchir, non? «Nous ne sommes pas en dehors de l’Europe, nous y sommes en réalité rattachés par les accords bilatéraux, dont certains arrivent progressivement à échéance, d’où notre déception lorsque nous avons pris connaissance du renoncement à l’accord-cadre, la pleine adhésion ayant toutefois notre préférence», réplique Chantal Tauxe.
Au discours rationnel de Chantal Tauxe, on pourrait opposer que les Suisses, hors tensions liées au Covid-19, se sont rarement sentis aussi soudés qu'en opposition à l'idée d'adhérer à l'Union européenne. Et que leur refus à ce propos rend compte peut-être autant d'un point de vue sur l'Europe, que de la nécessité de se sentir unis. Nous ne quittons pas le drame.