On aurait presque oublié qu'avant Didier Deschamps, l’équipe de France était encore une escouade de grévistes en complets Vuitton, coupée du monde qu’elle prétendait conquérir, seule face à 65 millions de rageux. Les jeunes coqs ne parlaient pas aux vieux schnocks et les méthodes de communication étaient d’un autre âge: broderies devant les médias, bouches cousues et fils de barbelés. C’était en 2008, dans la région de Vevey. Et c’est là que tout a commencé.
Président du FC Châtel-St-Denis, Raymond Bezençon avait prêté «son» terrain aux Bleus et vite observé «des comportements étranges»:
A la tête de l’escouade, Raymond Domenech faisait l’objet d’une détestation extraordinaire. Aucune personnalité française n’avait été autant attendue au coin du bois depuis le Petit chaperon rouge.
Mi cabot, mi parano, Domenech jouait sur les ressorts classiques de la contestation globale, selon un mécanisme limpide: fédérer les troupes autour d’un ennemi commun, ici la presse et le peuple, et donner à cet isolement une dimension grandiloquente. Ce fut le Mirador Kempinski, au Mont-Pèlerin, à quelques kilomètres de Vevey.
Là haut sur la colline, l’équipe de France a résisté à la colère des cohortes prolétariennes dans la douceur d’une forteresse cinq étoiles. Elle a entretenu une apparence de noblesse assiégée, comme une révolte qui monterait jusqu’aux portes du Mirador, armée de tire-bouchons et de vuvuzelas, pour faire couler du sang bleu.
Avant de réquisitionner le Kempinski, Domenech aurait fait repeindre le hall jusqu'au plafond, avec une couleur qui corresponde davantage à ses goûts. La lecture des journaux y était interdite – censure de salubrité publique
Quelques jours plus tard, Nasri, 20 ans, piquait la place dans le bus de William Gallas, 30 ans, et déclenchait un conflit de générations. Domenech, de son côté, poursuivait sa guerre contre la presse en risquant une grande manoeuvre de diversion: tandis que les journalistes l'attendaient aux jumelles derrière les bâches du stade de Lussy, le coach déplaçait l'entraînement à Chailly, où seules quelques personnes étaient prévenues de son arrivée.
A l’issue de cet Euro tragicomique, conclu par deux défaites (4-1 contre les Pays-Bas, 2-0 contre l’Italie), un nul (0-0 contre la Roumanie) et une demande en mariage de Domenech à l’animatrice Estelle Denis, en direct pendant les interviews d’après-match, le président de la fédération Jean-Pierre Escalettes a fait l’autopsie «d’une équipe triste, frileuse, enfermée à double tour et repliée sur elle-même».
La consigne était de changer son image. Deux ans plus tard, en Afrique du Sud, le problème était résolu: il n’y avait plus d’images du tout. Domenech avait trouvé une forteresse encore plus reculée, au milieu de la jungle et des babouins - ce qui ne le changeait pas vraiment des journalistes et de leurs singeries.
L'Euro 2008 fut aussi le premier tournoi sans Zinédine Zidane, une porte ouverte à tous les egos, à tous les courants contraires «d’une équipe qui remporte ses matches avec la défense et voit affluer une nouvelle génération de techniciens surdoués», rappelle «Le Monde».
Ce fut à la fois le début et la fin d’une France post-black blanc beur, bâtie sur les promesses non tenues d’une génération perdue. Didier Deschamps lui a substitué des valeurs immuables de dévouement et de loyauté, une forme un peu archaïque d’allégeance, délicieusement vieille France, sur laquelle il ne transige pas. «La Coupe du monde 2018 est l’anti-Euro 2008», conclut Le Monde, comme une validation de deux marqueurs historiques devenus quasiment des symboles.