Il avait coutume de dire aux journalistes qu'«avec de la démocratie, dans le football, on ne va pas loin». Mais au fond, Roy Hodgson n'était pas méchant. Il se décrivait lui-même comme un «dictateur sympathique», Roy-gosse bienveillant, et c'est exactement le souvenir que laissera sa carrière légendaire, commencée à 29 ans dans un gourbi suédois et reprise ce mardi 25 janvier dans le marasme de Watford, avant-dernier de Premier League, à l'âge vénérable et record de 74 ans: il sait «convaincre».
«Roy avait cette grande force de persuasion. Il cernait rapidement la personnalité d'un joueur et savait exactement que lui dire, sur quel ton», confirme Christophe Bonvin, fidèle apôtre du coach et pourtant exclu de la Word Cup 1994 - «la plus grossière erreur de ma carrière», continue de dire Hodgson.
«Il était très charmeur», explique finement Edmond Isoz, ancien directeur de la Ligue nationale. «Je dirais qu'il savait se vendre, sans connotation péjorative, à une époque où la communication n'était pas encore prépondérante pour un entraîneur. Il avait cette façon très anglo-saxonne de s'intéresser à vous dans les moments idoines».
Un bon mot pour chacun, sans faire de jaloux. Et des mots choisis. «Alain Geiger avait besoin d'entendre qu'il était le meilleur n°5 d'Europe et Roy n'oubliait jamais de le mentionner. Avec moi, c'était différent. Le football n'existait pas en dehors du terrain, alors nous parlions peinture, littérature; car Roy était également cultivé et brillant», témoigne Christophe Bonvin.
«Ce n'était pas un ange non plus», reconnaît le Valaisan. «Dans son métier, l'angélisme ne mène à rien. Roy, par-dessus tout, savait décider. Il ne laissait ce soin à personne et imposait une discipline stricte. C'était sa façon à lui de tirer le meilleur de chacun». Comme dit un proverbe créole que nous venons d'inventer, qui suce la moelle de son prochain fait souvent de vieux os dans le métier.
Le great dictator s'est toujours réclamé de la vieille école et du 4-4-2 en ligne, avec une utilisation méthodique, parfois abusive, du piège du hors-jeu. «Je ne crois pas en l’innovation», affirmait-il à l'ère des sentences faciles, tandis qu'il promenait ses certitudes le long des lignes de touche, mains dans le dos, avec un pardessus fripé, sans un coup d'œil pour la critique.
«Il faut rappeler qu'à l'époque, nos clubs avaient des conceptions tactiques plutôt abstraites», situe Edmond Isoz. «Les Romands voulaient jouer comme des Français, les Alémaniques comme des Allemands, les Tessinois comme des Italiens. Puis Roy est arrivé avec, outre sa bonhommie, une organisation claire et précise».
Edmond Isoz n'oublie pas non plus que dans ce cadre formaté, «Roy choisissait toujours des joueurs capables d'adhérer. Les autres sortaient».
Dans une chronique au Temps, Stéphane Henchoz, ancien pilier du système, insiste davantage sur ses limites. «Roy est l’entraîneur parfait pour des équipes peu habituées à gagner. En équipe de Suisse, les dix joueurs de champ connaissaient parfaitement leur rôle. Ils évoluaient dans le même mouvement, comme un orchestre».
«Les grands joueurs acceptent moins facilement un cadre aussi rigide», conclut Henchoz. «A l’Inter Milan, prendre Roberto Carlos par le bras pour lui expliquer comment il doit se déplacer, ça ne passe pas aussi bien. Comme il n’écoutait pas, Roy l’a vendu au Real Madrid, ce qui lui a longtemps été reproché».
Il est l'homme des succès sans ivresse, obtenus à grande eau. A Xamax, ses reliquats de kick and rush britannique, fondés sur de longs ballons à destination d'une forte tête, plus sûrement d'un grand gaillard servile, fut un choc culturel avec le jeu léché de Gilbert Gress, à tel point que personne n'a regretté l'échange avec Ueli Stielike pour le poste de sélectionneur national.
Ceux qui l'ont côté en Suisse ne nient pas certains désagréments; un passage catastrophique à GC où Blick l'a caricaturé en grigou alcoolique; une nature profondément radine, jusqu'à facturer les cafés qu'il buvait avec les journalistes au siège de l'Association suisse de football (ASF), et qu'il tirait à la machine; ou encore ses retards aux rassemblements de l'équipe quand, retenu au golf, il oubliait le chauffeur venu le rapercher.
Reste qu'avec les petits clubs, partout où régnaient le désordre et la désolation, le great dictator fut adulé de tous, que ce soit pour sa science du (hors) jeu, sa passion immodérée du théâtre et du football, de la dramaturgie humaine, son autorité, son charme, sa classe.
Avec cet air old school qu'il a toujours porté comme un étendard, ventre rebondi par trop de bons goûts, joues rubicondes d'avoir trop grondé, Hodgson a enseigné son 4-4-2 dans huit pays différents (Norvège, Suède, Danemark, Italie, Suisse, Émirats, Finlande, Angleterre), il a appris 6 langues, remporté 7 titres nationaux, atteint 1 finale de Coupe UEFA (Inter), conduit la Suisse à sa première Coupe du monde depuis vingt-huit ans (1994), puis à son premier Euro, exploit qu’il fut poche de rééditer avec la Finlande (1998).
Avec le petit peuple de Fulham, il a enfin conquis cette Angleterre qui l'ignorait depuis trente ans, en grand «oublié» des élites insulaires.
Il n'en oubliait pas d'avoir de l'esprit, et même un esprit critique. Au sujet de Fulham, dont le propriétaire égyptien possédait également la chaîne de magasin Harrods, il a déclaré un jour:
Après avoir évolué sous ses ordres à l'Inter, Gianluca Pagliuca révélait dans So Foot une passion moins connue pour Björn Borg, dont «Roy répétait le nom avant, pendant et après chaque entraînement. Nous devions être comme Björn Borg. "Je veux une mentalité comme Borg". Puis une fois l'entraînement terminé, il s'arrêtait pour parler de tennis et de Borg avec certains d'entre nous».
🎶 𝙃𝙚'𝙨 𝙤𝙣𝙚 𝙤𝙛 𝙤𝙪𝙧 𝙤𝙬𝙣... 🎶
— Football on BT Sport (@btsportfootball) May 19, 2021
Roy Hodgson walks out at Selhurst Park as the manager of Crystal Palace for the final time ❤️ pic.twitter.com/5al0v6kUJC
C'est ce que retient Bonvin de cette carrière, avec même une pointe d'étonnement: «Une telle passion, jusqu'à 73 ans, j'avoue que ça me laisse admiratif, voire perplexe. Autant de courage. Autant d'enthousiasme pour le foot, dans un milieu où tu es un génie un jour, un idiot le lendemain. Quand on y réfléchit, c'est très troublant. Il est solide, le Roy...».
Hodgson était difficile à cerner, dans son entièreté complexe et paradoxale. Nous l'avions fréquenté à Xamax où un rejet probablement effronté de ses dégagements lointains, de ce qu'il appelait doctement «jouer les deuxièmes ballons», nous avait valu quelques récriminations amères; et néanmoins cordiales.
Surtout, nous l'avions interviewé à Londres alors qu'il n'avait plus de travail depuis des mois, peu avant qu'il ne relance sa carrière aux Emirats arabes unis. Le regard las et mélancolique, une sincérité troublante, il nous avait glissé entre deux cookies: «Je vais tous les soirs au théâtre, je lis des livres merveilleux, ma femme pense que je n'ai jamais été aussi en forme, mais je dois l'avouer, je ne suis pas heureux. Cette existence privilégiée est dénuée de sens si elle n'est pas la récompense d'un travail, et si elle me rappelle tous les jours que je n'en ai pas».
Son travail était en réalité une passion, avant de devenir un roman. «Une passion immense et sincère, inextinguible», souligne le connaisseur Edmond Isoz. Telle est la question: y a-t-il vraiment une fin à tout? Les great dictator peuvent-ils partir tranquillement à leur retraite? Cette mise hors-jeu est-elle encore une manœuvre d'Hodgson? Il semble que oui.
Cet article a été publié une première fois le 31 mai 2021. Il a été réactualisé pour cette parution.