Ce n’est pas le meilleur pote de la bande. Trop frime, trop pognon, trop focus, nous glisse un ex-freestyler. «Trop américain, en somme.»
Mais vendredi, aucun athlète ne regardera partir Shaun White sans un petit pincement aux coucougnettes (officiellement, les casse-cous n’ont pas de coeur), ou peut-être avec la vessie près des yeux, comme dirait le grand-papa de Mathilde Gremaud. «Aussi parce qu’il est devenu plus sympa, reconnaissons-le.» Et parce qu’il a transcendé le snowboard. Très exactement: il est le snowboard.
Pour la première fois de sa carrière, White n'est pas le favori sur le half-pipe (littéralement: demi-tuyau) ce vendredi à Pékin. Personne ne le crie sur les télésièges mais les spécialistes le trouvent un peu ramolli de la coucougnette, justement. En réalité, on s’en fiche. On regarde et on kiffe. Ce sont ses derniers JO. Champion olympique à Turin, à Vancouver et à Pyeongchang. «Amaaaaazing». Le roi des bons tuyaux.
Alors certes, les puristes diront que ses 13 médailles d’or aux Winter X Games ont bien plus de valeur mais pour nous les ignorants, nous qui fourrons notre nez dans les tuyaux tous les quatre ans, nous qui l’avons bêtement surnommé la «Tomate volante» et qui en rougissons presque de honte, White restera le seul, l’unique, l’icône olympique.
Il est un peu moins rouquin qu’avant mais il reste le visage de son sport, sans doute le bonhomme d’hiver le plus célèbre des Etats-Unis, et une figure de l’olympisme. Surtout, il a cette façon très romanesque, très tragique (très américaine, en somme?) de raconter ses vieilles histoires de paquetage, une carrière de demi-pipe traversée en mode western. Voici donc comment Shaun White a rendu les armes:
On l’a aussi surnommé «The Red Zeppelin», hommage aux boucles rousses que n’auraient pas reniées Robert Plant, la voix de Led Zeppelin. Ô malheur, ô sacrilège: White s’est coupé les cheveux, ce qui lui donne presque un air rangé. C’est comme s’il avait subi une ablation de la gaieté.
Jusqu’ici, toute sa vie ne fut que différence et extravagance, d’un père vissé sur sa planche de surf à une petite enfance sur le billard, trois opérations à coeur ouvert pour soigner une malformation cardiaque (tétralogie de Fallot) avant l’âge de 2 ans.
Shaun White avait peut-être des problèmes de coeur mais il n’en est devenu que plus couillu, pressé de monter sur les planches à son tour. Il était si fort qu’à 7 ans, il a signé son premier contrat de sponsoring avec Oakley. Il est aujourd’hui assis sur une montagne d’argent (60 millions de dollars selon Forbes).
White a épousé les courbes du pipe pendant 15 ans, fidèle à ses premières amours: gagner. Gagner des prix, des dollars, des titres, tout ce qui a de la valeur à ses yeux et le rend heureux. Puisque les bons tuyaux mènent à tout, (à condition d’en sortir), il s’est essayé au cinéma, il a épousé une actrice (ou une mannequin, on ne sait plus), il a couru les talks-shows, le jupon et le cachet, il a grattouillé de la guitare électrique dans le groupe Bad Things, il est devenu un «global product» dans toute sa dimension contemporaine et américaine (en somme, et des grosses sommes).
C’est à partir de 2014 qu’il est revenu sur Terre. D’abord aux Jeux de Sotchi où il a découvert qu’il n’était pas seul (4e).
Il est tombé d’un pipe trois ans plus tard et en a hérité de nouvelles cicatrices (62 points de suture), avant qu’il ne tombe encore une fois pour harcèlement sexuel et s’en relève à grand-peine, à coups de dollars.
Mais cette nuit, on s’en fiche, on oublie tout et on kiffe. On salue le dernier demi-tour de piste d’un prestidigitateur, l’homme qui était capable de visualiser un numéro complet, de le répéter des centaines de fois dans sa tête, avant de l’exécuter parfaitement dans les tuyaux, comme s’il avait toujours existé.
Il est aussi le plus malin des gredins, «un mec hyper intéressé», dit notre freestyler, bon vendeur avec les juges et de commerce moins agréable avec les potes (s’il en est). «Je suis un compétiteur et je veux gagner», assume ledit intéressé.
Shaun White a prétendu un jour que ses conditions météos favorites étaient le froid et le vent, car elles révèlent les durs à cuire. «Quand c’est comme ça, j'ai déjà gagné», frimait-il. Les autres riders balisent, demandent à annuler le concours, mais pas Shaun White: lui revendique le pouvoir d’exploiter la peur; à commencer par celle des autres.
Red Bull lui a construit un half-pipe privé à Silverton, dans le Colorado, où il n’est possible d’accéder qu’en hélicoptère. Ces postures de James Bond suréquipé et blindé de tunes l’ont toujours éloigné des autres riders, dont beaucoup sont encore espiègles et attachés à des notions assez tenaces de bien-vivre, jusqu’à une certaine vulgarité de la réussite. A force de vibrionner dans les tuyaux, White serait un chenapan qui a mal tourné.
Mais il y a eu Sotchi et depuis, «la Tomate volante» s’est vue en tomate écrasée. Son regard, oui, a changé. «J’ai réalisé que cet échec n'avait rien enlevé à mes succès passés et que le monde avait continué de tourner, confie-t-il à ESPN. J'ai commencé à suivre une thérapie. J'ai dégoté un nouvel entraîneur et j'ai retrouvé la voie de la raison, celle du snowboard. J'en suis retombé amoureux.»
Toujours aussi doué pour les histoires de saloon, White conclut son acte de contrition par des mots forts (en français: une punchline): «Certains attachent le snowboard à leurs pieds. Mais très peu l'attachent à leur âme.»