Dernier tour de piste ou à la revoyure? Epitaphe ou programme? L’avenir, selon la formule consacrée, le dira. Mais il ne faut pas être grand psychologue pour comprendre que Tariq Ramadan, actuellement en liberté conditionnelle en France, veut encore compter. Son slam, qui commence à faire jaser, porte bien son nom: Qu’est-ce que vous croyez? Traduction: ne m’enterrez pas trop vite! Comme ces politiques empêtrés dans des scandales dont on voit mal comment ils pourraient s’extraire, le prêcheur-slameur croit en ses chances. Soupçonné de viols, certes. Mais le soupçon, en droit, ne vaut pas reconnaissance de culpabilité. Aux yeux de la loi, Tariq Ramadan est innocent en l'absence de jugement contraire.
Il n’empêche: l’étoile de l’islamologue genevois (autre formule rebattue) a beaucoup pâli depuis les premières plaintes pour viol déposées contre lui fin 2017, dans le sillage de #Metoo. Selon le magazine Marianne, ses plus fermes soutiens l’ont lâché. Qu’à cela ne tienne! Tariq Ramadan se passera de ces intermédiaires qui, il n’y a pas si longtemps, organisaient sa défense et qui ne sont plus pour lui que des planches pourries. Aussi s’adresse-t-il directement au peuple, lui délivrant son message.
Titre extrait d’un album dont la sortie est annoncée pour après le ramadan, le mois de jeûne musulman qui commence ce mardi, Qu’est-ce que vous croyez? s’inscrit dans la veine tiers-mondiste chère à Tariq Ramadan. C’est avec ce registre-là qu’il a noué des amitiés politiques dans les milieux de gauche. Jean Ziegler à Genève, les altermondialistes en France, plus proches dans le temps le journaliste Edwy Plenel ou le sociologue Edgar Morin. Sauf que – mais qui pouvait l’ignorer, à moins que l’on en partageât la cause? – ce tiers-mondisme fut et reste l'un des leviers de l’islamisme, longtemps force révolutionnaire dans les pays musulmans, force contestataire en Occident.
Qu’est-ce que vous croyez? est un de ces discours du «Sud» demandant des comptes au «Nord». Il y est question de mondialisation, de spoliation, de domination. Tariq Ramadan renoue avec un univers qu'il n'a à vrai dire jamais quitté. Un panthéon qui va de Hassan el-Banna, son grand-père maternel et fondateur des Frères musulmans en 1928, à Malcolm X, le leader afro-américain converti à l’islam dans les années 60, en passant par tous les théoriciens de la décolonisation, prenant chez eux ce qui lui convient. Aucun de ces personnages, ni aucun autre n’est cité dans son slam, mais ils irriguent sa pensée et entretiennent chez lui un ressentiment.
S’il a à ce point percé, en France, à partir des années 90, parmi la deuxième génération de l’immigration maghrébine, puis sub-saharienne, c’est parce qu’il s’est identifié à cette jeunesse et s’est reconnu dans sa rancoeur – qu’il a alimentée quand cela l’arrangeait.
Son grand-père Hassan el-Banna tué en 1949 par la royauté égyptienne avec l’aval de l’Occident, c’est le grand-père ou l’oncle tué par la France dans les luttes pour l’indépendance au Maghreb, singulièrement en Algérie. Quant à son père, Saïd, réfugié à Genève, à l’image de ces pères venus du Maghreb ou d’Afrique noire et subissant en France l’humiliation de la relégation, selon un certain récit, il n’aura pas connu le destin qu’il méritait.
Ce fond, cette imagerie associée à l’exil nourrissent les paroles de Qu’est-ce que vous croyez?. Comme n’ayant plus grand-chose à perdre, Tariq Ramadan s’y fait pour ainsi dire menaçant. L’auditeur doit comprendre que l’Occident prévaricateur vit ses derniers moments de fausse quiétude. Qu’ayant dépossédé le reste de la planète de ses matières et ses habitants de leur âme, il doit à présent lever ses barrières pour accueillir en lui le monde entier, pour le grand partage.
Adoptant un vision décoloniale, il rejoint la papesse de l’indigénisme en France, Houria Bouteldja. Laquelle, avant lui, avait adressé cette mise en garde dans son livre Les Blancs, les Juifs et nous, paru en 2016: seul l’«amour révolutionnaire» sauvera du chaos.
On ne sait si Tariq Ramadan s’imagine en leader de ce mouvement décrit comme inéluctable, porté par les déshérités de toute couleur. En tout cas il prend date. A aucun moment de son slam, il n’a de mots pour l’islam. Il en aurait davantage pour le christianisme lorsqu’il se fond dans une sorte de nouvelle alliance annonçant une «bonne nouvelle» que l’Occident ferait bien de ne pas refuser.
S’il venait à être innocenté des charges qui pèsent sur lui, Tariq Ramadan ne se priverait pas de dénoncer des manœuvres dont le seul but aurait été de le faire taire, lui le digne représentant de la jeunesse musulmane. Il prend les devants sur son compte Instagram dans cinq capsules vidéos, cinq comme le nombre des plaignantes dont il s'emploie à démonter les versions. Avec Qu’est-ce que vous croyez?, il s’accorde un One more time, un encore une fois moins fun que ce titre-culte des Daft Punk, mais peut-être annonciateur de plein d'autres fois.