Sur la ligne de front, au milieu des ruines, assis sur un char d'assaut ou slalomant entre les cadavres, perché sur les épaules d'un soldat ou blotti dans les bras tendres d'une petite réfugiée. Depuis le début de la guerre, le chat est partout.
Impossible de le nier. Lorsque nos yeux d'Occidentaux blasés, plus ou moins accoutumés à la violence, se posent sur les images de ces petites bêtes, il se passe un truc. Nous sommes touchés.
Pour s'en convaincre, il suffit de constater l'engouement provoqué par nos compagnons à poils. Sur Twitter, le compte @UAarmy_animals, qui abreuve quotidiennement ses 41 0000 fans de clichés d'animaux ukrainiens tous plus jolis les uns que les autres, connaît un succès grandissant.
On ne compte plus ces destinées félines qui ont affolé et ému la toile, quand elles n'ont pas carrément arraché quelques larmes numériques.
Il y a eu Stepan, la star d'Instagram qui a fui les bombardements de Kiev pour la Côte d'Azur.
Mais aussi le rouquin de Boutcha, qui s'est attiré un curieux mélange d'apitoiement et d'agacement sur le web.
Ou encore, Milky, dont la frimousse noire et blanche lui a valu d'être secouru par deux Ukrainiens, après le décès de ses propriétaires dans un bombardement.
Le phénomène «kratzfada» (ou «potichat» sur Twitter), n'a rien de nouveau: depuis l'invention de l'Internet, notre animal de compagnie préféré est générateur de clics.
«Les chats touchent tout le monde parce qu'ils agissent un peu comme nous et leurs attitudes sont si proches des nôtres qu'ils nous font toujours craquer, expliquait le communicant Lucas Bérullier à Madame Figaro en 2017.
Le chat n'a, cependant, pas attendu l'avènement d'Internet pour devenir le totem des hommes sur les champs de bataille, une sorte de porte-bonheur.
Niels Ackermann, photojournaliste et fin connaisseur de l'Ukraine confirme: les chats sont de toutes les guerres. «Il y a eu des images de chats durant la guerre du Vietnam, la Première Guerre mondiale… Dans tous les conflits, on en a vu pléthores. Ils offrent une sorte d'exutoire.»
Mis en scène dans des postures amusantes ou saisis dans des moments d'intimité qui nous arrachent un long «awww...», ils s'exposent dans la presse.
Au milieu de la saleté, de la peur et du froid des tranchées, les félins offrent un semblant de réconfort, un petit lien avec la vie «d’avant» et le monde extérieur. «Avec son côté domestique et familier, le chat offre une illusion de normalité», souligne le photographe François Wavre.
Sans compter qu'ils sont porteurs d'un indéniable capital sympathie – y compris à un soldat armé jusqu'aux dents.
«L’animal de compagnie joue le même rôle qu’en temps de paix: il apporte de la douceur», indique au Monde l'historien Damien Baldin, en 2014.
Une marque d'humanité (ou plutôt, de félinité) bienvenue au milieu de ce déferlement d'images «atroces, tristes, auxquelles on préférerait ne jamais avoir à être confronté», précise Niels Ackermann. Selon lui, les clichés attendrissants tiennent un rôle indispensable, en particulier pour les personnes extérieures au conflit:
Les animaux de compagnie ou les photos d'un enfant qui sourit, autant de représentations plus «digestes» et plus «plaisantes» qui permettent d'aborder l'inabordable. «Humainement, ces images sont moins lourdes et plus faciles à gérer.»
Un constat partagé par son confrère François Wavre, qui perçoit aussi dans les animaux un moyen pour les Occidentaux de s'identifier aux victimes de la guerre. En particulier les réfugiés venus se mettre à l'abri, notamment en Suisse:
«Aujourd'hui, on voit arriver des citadins, qui ont fui des villes autrement plus grandes que les nôtres. Certes, ils sont partis dans l'urgence en empilant quelques bagages dans leur voiture, mais ils ont embarqué leur animal domestique.»
Des accompagnants plutôt inédits et qui procurent un évident sentiment de familiarité. «Si les Suisses devaient quitter le pays précipitamment à cause d'un conflit, tout laisse à penser qu'ils partiraient avec chiens et chats. Ce sont des membres de la famille, on ne les abandonne pas».
A girl, her cat and their home destroyed by russia #Chernihiv
— Olena Halushka (@OlenaHalushka) April 25, 2022
Photo: Oleh Tolmachov, h/t Ukraine Now pic.twitter.com/LnHGWP9euh
L'image éminemment sympathique de ces compagnons sert aussi de formidable outil de communication pour les belligérants.
Two different worlds.
— Stanislav Aseyev (@AseyevStanislav) May 2, 2022
The Russians bombed the house in Borodianka. Ukrainians rescued a cat from the ruins. pic.twitter.com/LX1lgdDv7X
«Si on a encore la ressource de déployer des moyens pour sauver un chat, c'est qu'on peut encore faire preuve de sensibilité», analyse François Wavre. «C'est un geste altruiste au milieu de la sauvagerie».
Pour le photographe, le message renvoyé vers le monde extérieur est limpide: «Les autres détruisent tout sur leur passage, mais nous, on a conservé une capacité d’empathie et de tendresse. Si on aime encore les bêtes, on est encore civilisés, humains.»
Un constat partagé par le sociologue Sandro Cattacin, qui y voit aussi une certaine logique propagandiste: «Une personne capable de s’occuper d’un chat, d’un animal, bref, de quelqu’un d’autre, renvoie quelque chose de très positif vers l’extérieur.»
Sans compter qu'un animal, quel qu'il soit, est considéré comme l’incarnation de l’innocence. En opposition avec l'armée adverse, le «Mal absolu», capable de décimer une population.
Au milieu de la guerre, le chat est «une victime par excellence». «L’animal n’est pas impliqué dans les décisions, il n’est pas capable de gérer une situation. Il se retrouve seul devant le fait accompli», souligne Sandro Cattacin.
Le sociologue achève: «Il renvoie aussi une certaine image de simplicité, au milieu d’une complexité de situations. Il n’y a pas de complexité chez le chat.»
Survived after Russian bombs. pic.twitter.com/mjMIoRt0SW
— UkrARMY cats & dogs (@UAarmy_animals) April 30, 2022
Binaire, le chat? Pas si sûr... Car, aujourd'hui, plus que jamais, l'image de l'animal fétiche des Occidentaux est loin de n'être qu'innocente et caressante. Miaou.