Quatre étudiants colombiens. Quatre jeunes adultes qui essaient tant bien que mal de construire leur avenir dans un pays à feu et à sang. Quatre témoignages recueillis par watson pour mieux comprendre pourquoi les rues de Colombie sont le théâtre d’affrontements d'une violence inédite entre manifestants et forces de police. Il y a eu plus de 60 morts en un mois.
Ce qui a mis le feu aux poudres? Un texte de loi sur la réforme fiscale qui visait à augmenter la TVA et à élargir la base de l'impôt sur le revenu. Le texte a depuis été retiré à la hâte par le président de droite Iván Duque. Mais le mal était fait.
Nous avons récolté les témoignages de Santiago Salazar, 25 ans, étudiant en Sciences sociales, Brayan García, 29 ans, étudiant en Économie, Tatiana Limas, 21 ans, étudiante en Sciences sociales (les trois vivent dans la ville de Pasto) et Angela Isabella Suárez Delgado, 21 ans, étudiante en Relations internationales à Bogotá. Les manifs, la violence, leurs revendications, la censure sur les réseaux sociaux et, bien sûr: leur avenir. Ils ont bien voulu répondre avec franchise à nos questions.👇
Isabella: Aujourd’hui en Colombie, le policier est synonyme d’insécurité. On a peur. Pour donner un exemple très personnel, il y a quelques jours, une fille a été abusée par six policiers avant qu'elle ne se suicide. De nombreux mouvements féministes ont manifesté dans la rue, notamment à Tunja, la ville où je proteste. J’ai sorti mon téléphone au moment où nous sommes passés devant le siège de la police métropolitaine de Tunja. Les policiers ont foncé sur les femmes, en les frappant et en enfermant certaines d’entre elles dans le bâtiment. D’autres, comme moi, ont réussi à s'échapper. C'est violent.
Santiago: Les affrontements ici sont très complexes et très durs. La police ne respecte pas les protocoles internationaux au sujet des tirs. Personnellement, depuis 2019, j’ai été arrêté plusieurs fois, notamment par le groupe d’opérations spéciales. La crainte est constante. Et l'intervention de l'armée est tout aussi complexe. Le gouvernement colombien l'utilise comme un instrument de répression supplémentaire et surtout comme un instrument de peur. Alors que la population reste totalement déterminée à se faire entendre.
Brayan: Juste avant des mobilisations, il y a toujours un climat de tension où la police cherche à stigmatiser les manifestants. On nous traite de voyous, de terroristes. Depuis un mois, c'est la nuit que la répression policière est la plus violente. Ils ne respectent pas les protocoles, ils lancent des grenades, des gaz lacrymogènes directement sur la tête des manifestants. Et l’intervention de l’armée est une réalité. On a vu l’armée arriver dans des villes comme Cali, Pasto, Popayán ou Pereira avec ses tanks de guerre pour «contrôler» la mobilisation.
Tatiana: Les violences sont non seulement physique, mais aussi politique et psychique. Elles sont partout, tout le temps. Selon un rapport rendu par les ONG «Indepaz» et «Temblores» à la Commission Interaméricaine des Droits Humains (CIDH), entre le 28 avril et le 12 mai, il a été enregistré 2110 plaintes pour violences policières. (note: 3789 à début juin) C'est inacceptable! J’ai assisté à certaines violences en direct. La police use de gaz lacrymogènes, dispersent les manifestations pacifiques pour des raisons absurdes et génère de la peur.
Isabella: Parce que je suis réellement fatiguée de voir comment le gouvernement vole le fruit des efforts de tous les Colombiens, de voir qu'il dépense mal l'argent au lieu de l’investir dans la santé, le logement ou l'éducation. Et puis, c’est chaque mois plus difficile pour la main d’œuvre paysanne de payer les factures d’électricité et l'école des enfants.
Santiago: Parce que mon pays n'a plus de futur. Les gens vivent dans la misère, la corruption est rampante, les crimes d’État c'est quotidien. Je me mobilise pour changer cette société.
Brayan: Le chômage augmente, la vie se militarise avec l’armée qui recrute les jeunes dans les parcs pour gonfler ses effectifs. Les forces de l’ordre mènent des campagnes de séduction dans les écoles pour les mêmes raisons, tandis que l'accès à l’éducation se réduit de plus en plus. Je suis dans les rues pour ma famille, pour mes proches, pour moi.
Tatiana: Parce que je suis touchée émotionnellement par ce qui nous arrive ici en Colombie. Nos dirigeants n'ont aucune idée des réalités sociales et quotidiennes de la population. Les inégalités sont immenses, ça ne peut plus durer. Nous voulons une transformation structurelle et en profondeur de la politique du gouvernement.
Isabella: On m'a déjà attaquée et menacée de mort en ligne. Moi, mais aussi ma famille, mes amis, ma partenaire. C'est très effrayant. J'ai crée un compte secondaire dissocié totalement de mon nom ou de mon numéro de téléphone pour que je puisse continuer à informer sur ce qui se passe dans les rues.
Hier soir, le service d'internet a été interrompu à Cali, en Colombie, pendant que les autorités attaquaient des civils avec une force létal. Le peuple fait face à la violence et à la censure de façon similaire à ce qu'on vit dans une dictature.#Colombiapic.twitter.com/1jxEmp9TwQ
— J 🍑🌅 🇨🇴 (@BibbitWho) May 5, 2021
Brayan: Il y a beaucoup de censure sur les réseaux sociaux, pour tenter de bâillonner nos revendications et criminaliser les actions des leaders sociaux.
Tatiana: Effectivement. Le gouvernement a tout fait pour que la violence dans les manifestations ne circule pas sur les réseaux sociaux. Bien sûr que les plateformes ont des standards pour éviter la violence sur les réseaux, mais même les messages de protestation se retrouvent souvent supprimés. Et puis, ça fait peur d'imaginer que nous sommes certainement surveillés.
Santiago: La jeunesse d’ici n’a plus d’espoir depuis longtemps. Seule une petite partie de la population peut accéder aux universités publiques. En ce qui concerne les universités privées, le coût est trop élevé, c'est peine perdue.
Isabella: La vie était lamentablement la même. Il y avait déjà de la violence... et cette incertitude qui planait sur notre futur, nos études, nos diplômes, malgré nos efforts au quotidien.
Brayan: Avant le covid, c’est-à-dire avant mars, lorsque l’état d’urgence national a été déclaré, on préparait une grève générale parce qu’à la fin 2019, les assassinats de leaders sociaux avaient augmenté. La pandémie a plutôt mis sur pause la lutte des jeunes. Ensuite, malgré la pandémie, nous avons dû sortir dans la rue pour protester contre les massacres de jeunes perpétrés par des groupes armés qui ont bombardés villes et campagnes avec par exemple, le massacre de Samaniego, où une dizaine d'adolescents ont été tués au milieu d'une fête.
Santiago: J'ai peur que l’inégalité persiste, que les gens restent dans la misère et que les plus riches deviennent toujours plus riches. Je ne veux pas que mes futurs enfants vivent dans un pays où les leaders sociaux meurent comme aujourd'hui. Où il faut avoir peur d'être assassiné.
Brayan: Ce qui nous fait le plus peur pour notre avenir en Colombie, c’est de ne pas pouvoir jouir d'une garantie en termes d'éducation, de travail. On ne sait pas si on va pouvoir vieillir dignement.
Tatiana: La pauvreté et la violence contaminent tout le pays. Et de plus en plus. La peur que j’ai pour mon futur, c’est que nous n’arrivions pas à un véritable changement politique et social. Le fossé des inégalités est trop important.
Dernier épisode en date dans cette terrible crise sociale: le président Duque a annoncé, le 6 juin, la création au sein de la police d'une «direction des droits de l'homme» dirigée par un expert extérieur aux forces de l'ordre. Une réforme que les jeunes demandent dans la rue depuis longtemps. Un premier pas vers un petit mieux?