De cette jeune femme, on ignore tout: son nom, son âge, son origine.
Il faudra donc nous contenter des quelques détails visibles. Un jean troué d'adolescente, maculé de boue. Un pull en laine orné de perles. Mais surtout, cette bande de scotch jaune vif, tranchante, autour de son corps, qui la maintient à un poteau. Et enfin, ce visage, flouté, que l'on devine recouvert par une drôle de peinture bleu-verte.
Bizarre. Incompréhensible. Inexplicable. Voire malsaine. Bref, une de ces photographies empreinte de suffisamment de violence implicite pour nous laisser un désagréable sentiment de malaise.
L'histoire de cette photo commence véritablement le 25 mars, lorsqu'un compte anonyme la partage, via une capture d'écran Twitter.
Le tweet, en néerlandais, affirme: «Les femmes et les enfants sont utilisés comme boucliers en Ukraine». Quant à la légende, elle précise qu'il s'agirait «d'une jeune fille russe ligotée comme bouclier vivant par des soldats ukrainiens à Marioupol».
Ce tweet, partagé plusieurs centaines de fois, attire l'attention d'un journaliste d'investigation belge, Brecht Castel. Intrigué, il décide de pousser les investigations pour le magazine Knack. Ce mordu de fact-cheking est bien décidé à décrypter ce cliché a priori incompréhensible. Plusieurs questions lui viennent en tête:
Appuyé par quelques outils sur Internet, Brecht Castel commence à dénouer les fils. Son minutieux travail d'enquête lui permet de déterminer le jour auquel la photographie a été prise, et le lieu. Ainsi, il découvre que cette jeune femme était en fait tout sauf un «bouclier humain» à Marioupol. Même si son sort ne s'avère, en vérité, pas beaucoup plus enviable.
La photo a été publiée initialement le 21 mars, sur la plateforme russe Zen Yandex.
Depuis le début de l'invasion en Ukraine, plusieurs dizaines de clichés d'hommes, de femmes et d'enfants ont été relayées sur les médias sociaux, exposés dans des conditions similaires. Toujours, les mêmes caractéristiques. Des corps sommairement liés à des arbres, à des panneaux de signalisation ou à des lampadaires, à l'aide de scotch ou de ruban adhésif.
Parfois, l'humiliation va plus loin. Des victimes se retrouvent exposées sur la place publique, le pantalon baissé. Quand elles ne sont pas battues, puis abandonnées avec le visage tuméfié.
Une constante: leur tête est souillée de cette étrange peinture bleutée.
On peut trouver cette même galerie de photos glaçantes sur d’autres médias. Telegram, Reddit ou encore le profil Twitter de Björn Stritzel, un journaliste au tabloïd allemand Bild.
Tous partagent la même conviction: il n'est pas question d'un bouclier humain dans la cité portuaire de Marioupol.
Ces personnes seraient, en fait, des Tziganes de la ville de Lviv, située dans l'ouest de l'Ukraine.
Ukrainian news channel gleefully shares pictures allegedly showing Roma refugees from Kyiv tied and humiliated in Lviv: "How long do you think until they will start stealing again?"
— Björn Stritzel (@bjoernstritzel) March 22, 2022
(Faces blurred by me, faces of victims smeared with green paint). pic.twitter.com/LcOhdWMtWe
Loin de se satisfaire de ces informations, le journaliste belge Brecht Castel poursuit son enquête. Il tombe alors sur un article du site Romea.cz, un média d'information tchèque spécialisé dans les reportages sur la communauté rom.
Le site Internet affirme également que les malheureux cloués au pilori et exhibés en public, dans cette sinistre mise en scène, seraient des voleurs présumés pris la main dans le sac et d'origine rom.
Julian Kondur, avocat ukrainien et militant des droits de l'homme interviewé par Romea, a formulé une hypothèse quant à l'identité des responsables:
Sur Facebook, ce groupe de «justiciers» amateurs se décrit comme une communauté «de bénévoles désireux de changer leur ville et leur pays pour le mieux».
«Les Chasseurs» portent bien leur nom. Fondée en 2018, la bande s'est lancée dans le recrutement actif d'habitants de Lviv, avec un principal objectif: «Dans la mesure du possible, nettoyer Lviv des voleurs et de l'injustice».
Cette même année, le média Romea fait déjà état de violences perpétrées à l'encontre de la communauté rom.
Le confrère du journaliste Brecht Castel, Rien Emmery, a également enquêté sur ce phénomène de «justice citoyenne» pour le magazine Knack. Dans un article daté du 29 mars, il explique: «La situation de guerre a conduit à des interventions inimaginables en temps de paix.»
«Selon les médias ukrainiens, les sanctions pour pillage ont été renforcées dans la loi et au moins 220 enquêtes policières ont été ouvertes depuis le début de la guerre», précise encore le journaliste.
Le reporter, Tomáš Vlach, a tenté de comprendre les sources de cette violence. Interrogé par la télévision tchèque, il explique: «Ce sont les lois de la guerre. (...) Mes collègues et moi avons tenté de découvrir ce qui poussait les gens à utiliser ces méthodes brutales contre les personnes troublant la paix et nous avons conclu que les vieilles traditions et lois cosaques qui désignaient cette punition ont joué un rôle».
Dans son enquête pour Knack, la conclusion de Rien Emmery est sans appel: à l'heure actuelle, en Ukraine, des civils sont cloués au pilori, sans aucune forme de procès, loin des tribunaux... avant d'être marqués au fer bleu.
Cette sentence porte un nom et une histoire: le «zelyonka».
Alors que la guerre entre Russes et Ukrainiens porte aussi sur le plan de l'information et de l'opinion publique, les images de cette justice civile sommaire sont du pain béni pour la propagande russe.
Selon Zminna, une ONG ukrainienne qui veille au respect des droits humains sur place, ces images permettent d'alimenter les thèses d'une Ukraine où sévissent des néonazis dans une société sans foi ni, loi... et que la Russie serait capable de remettre à l'ordre.
Pour preuve, la photographie de la jeune fille ligotée est apparue sur la chaîne d'Etat russe RT, qui ne s'est pas gênée pour tirer un lien avec la soi-disant «dénazification» de l'Ukraine, à l'origine de la guerre.
Interviewé par le média Romea, Julian Kondur, l'avocat militant pour les droits de l'homme, a examiné les images. Il confirme que la Russie profiterait de ces exécutions pour servir les besoins de sa propagande:
L'enquête menée par le journaliste belge Brecht Castel n'a pas permis d'éclaircir tous les détails de l'affaire. De nombreuses questions demeurent. Qui est cette jeune femme sur la photographie? Fait-elle partie de la communauté rom? A-t-elle été la cible du groupe des «Chasseurs»?
Une chose est sûre: l'administratrice du groupe Facebook des «Chasseurs», une dénommée Roksolana Lisovska, a posté les photos de la jeune femme le 21 mars. La publication contient également une nouvelle photo de meilleure qualité de la scène. Un indice, peut-être, que des membres de la communauté étaient présents sur place. Sur le même groupe Facebook, un autre membre a relayé un article de presse du média Varta1 sur l'évènement.
Le média a fourni des précisions sur le contexte: «Aujourd'hui, le 21 mars, des voleurs ont été arrêtés et attachés à un poteau à Lviv. Il a été rapporté à Varta1 par des témoins oculaires. Les filles ont tenté de voler des passagers dans un minibus.»
La véracité de ces allégations est difficile, si ce n'est impossible, à établir. Une chose s'avère certaine: dans cette guerre de l'image, une interprétation... peut en cacher une autre.