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Quand l'Ukraine accueillait des émigrés suisses sans le sou

En 1945, le village de Zürichtal fut rebaptisé Zolotoe Pole («le champ doré»).
En 1945, le village de Zürichtal fut rebaptisé Zolotoe Pole («le champ doré»).Image: Benno Gut
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Quand l'Ukraine accueillait des émigrés suisses sans le sou

Alors que les civils ukrainiens se ruent actuellement vers l'Occident, des Suisses ont fait le chemin inverse, au XIX siècle. Ils ont fondé deux colonies dans le sud du pays: Zürichtal et Chabo. Voici leur histoire.
02.04.2022, 07:5702.04.2022, 11:27
Petra Koci / musée national suisse
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Avant 2014, la Crimée avait déjà été annexée une fois par les Russes: en 1783. L’empire des tsars avait alors pris la presqu’île et les régions de l’actuelle Ukraine aux Ottomans. A l’époque, le tsar Alexandre Ier autorisa des colons de l’Ouest à s’installer sur cette terre fertile appelée «Nouvelle Russie».

Quelques années plus tard, un groupe d’environ 60 familles suisses allemandes très pauvres, dont beaucoup étaient originaires du district de Knonau dans le canton de Zurich, émigra dans l’espoir d’une vie meilleure. A l’automne 1803, 247 personnes partirent pour un voyage semé d’embûches et de nombreuses déconvenues, à commencer par la promesse non tenue d’un paiement à crédit de leurs frais de voyage.

Voyageant en bateau et en charrette, ils traversèrent les villes de Ratisbonne, Vienne, Bratislava, Rosenberg et Lviv. Ce n’est qu’en été 1804 que les migrants affaiblis et affamés arrivèrent en Crimée. En 1805, à Pâques, on leur céda un village qui avait été habité auparavant par des Tatars de Crimée ainsi que la moitié de la terre fertile qui leur avait été promise.

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Des histoires passionnantes sur l'histoire de la Suisse plusieurs fois par semaine: on y parle des Romains, des familles d'émigrants ou encore des débuts du football féminin.
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La colonie suisse prospère

Les Suisses nommèrent leur village «Zürichtal» (vallée de Zurich en français) et y bâtirent de grandes maisons avec des caves. Au grenier, on faisait sécher la viande et on stockait les céréales. Ils raccordèrent chaque maison à deux réservoirs d’eau situés sur une colline surplombant le village. Les habitants de Zürichtal vivaient de l‘agriculture et de l’élevage de moutons. Après des débuts difficiles, leurs conditions de vie ne cessèrent de s’améliorer.

En 1839, le pasteur Emil Kyber, qui était venu à Zürichtal en 1831, décrivit la colonie en ces termes:

«Zürichtal est l’enfant chéri de la nature et profite de ses nombreux dons»

«Le village est situé à proximité des premiers contreforts nord-ouest des montagnes de Crimée au bord du Jendol», poursuivit-il. «Lorsqu’on arrive de l’est, une longue chaîne de collines traversée par la rivière empêche de voir le village jusqu’à ce qu’on arrive à ses pentes couvertes de vignes. Vers l’ouest, le paysage est dégagé de sorte qu’on aperçoit de loin ses toitures en tuiles rouges. En allant vers le nord, on rencontre une adorable petite forêt d’arbres fruitiers sauvages, d’ormes, de saules et de peupliers blancs et vers le sud, les montagnes voisines offrent un paysage suisse vraiment charmant.»

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Zürichtal vers 1910 et Zolotoe Pole en 2012. source: Wikimedia / Benno Gut

Habitants expropriés par les Bolchéviques

Zürichtal fut longtemps considérée comme la colonie la plus prospère de Crimée. Le nombre d’habitants avait augmenté notamment grâce à l’arrivée de nombreux Allemands. Les deuxième et troisième générations parlaient non seulement le russe et le tatare, mais également un dialecte mêlant le souabe et le suisse allemand. La situation devint difficile après la révolution bolchévique de 1917.

De nombreux descendants de Suisses furent considérés comme des Allemands de Crimée. Ils furent expropriés et Zürichtal fut transformé en sovkhoze. En 1941, Staline fit déporter de nombreux habitants vers le Kazakhstan. Le village de Zürichtal fut rebaptisé Zolotoe Pole («le champ doré»).

Aujourd’hui, certaines des maisons construites par les Suisses sont encore debout. D’un côté du village, on trouve une église peinte en blanc construite en 1860, dont le clocher a été détruit par une explosion. De l’autre côté, les hautes tours pointues d’une mosquée s’élèvent vers le ciel dans un paysage de steppe aride, le champ d’or.

Il ne reste aujourd’hui plus grand-chose de l’ancienne colonie suisse. Le «champ doré» sert avant tout de pâturage pour les vaches des quelques personnes qui vivent encore ici.
Il ne reste aujourd’hui plus grand-chose de l’ancienne colonie suisse. Le «champ doré» sert avant tout de pâturage pour les vaches des quelques personnes qui vivent encore ici.Image: Benno Gut

Pâtisseries à Kiev et Odessa

Depuis le début du XVIII siècle, sous le tsar Pierre le Grand, il existait des échanges culturels et des mouvements migratoires entre la Suisse et l’Ukraine. Les premiers Ukrainiens qui émigrèrent en Suisse étaient principalement des érudits, des étudiants ou des artistes. Ainsi, le comte Gregor Razoumowsky cofonda en 1783 la Société des Sciences Physiques à Lausanne.

Parmi eux, il y avait également des personnalités historiques telles que l’écrivain Nikolai (Mykola) Gogol, en mémoire duquel un monument a été érigé à Vevey, l’historien et penseur politique Michail Dragomanov, le physicien Sergei Podolinsky, l’écrivaine Marko Vovtchok, l’historien du droit Maxim Kowalewsky et la poétesse Lesja Ukrajinka.

De leur côté, les Suisses ont toujours été considérés dans l’empire des tsars comme des travailleurs consciencieux, qu’ils soient officiers dans l’armée, éducateurs, gouvernants, précepteurs à la cour ou chez les nobles. Parmi eux, il y avait aussi des architectes et des ingénieurs, des fromagers et des pâtissiers, qui fondèrent des pâtisseries et des cafés à Kiev, Odessa et Kharkiv.

Deux anciennes colonies suisses au bord de la mer Noire: Zolotoe Pole et Chabo dans l’Ukraine d’aujourd’hui.
Deux anciennes colonies suisses au bord de la mer Noire: Zolotoe Pole et Chabo dans l’Ukraine d’aujourd’hui.Carte: Wikimedia

Les viticul­teurs suisses du tsar

En tant que précepteur du tsar Alexandre Ier, le Vaudois Frédéric-César de La Harpe participa à la fondation d’une seconde colonie suisse en «Nouvelle Russie». En effet, grâce à son entremise, le biologiste Louis-Vincent Tardent se vit attribuer par le tsar une terre située sur la côte ouest de la mer Noire. Le Vaudois voulait fonder une colonie viticole au sud d’une région appelée à l’époque la Bessarabie.

Portrait de Frédéric-César de La Harpe, vers 1870.
Portrait de Frédéric-César de La Harpe, vers 1870.Image: Musée national suisse

Les colons, qui étaient principalement des viticulteurs vaudois, n’étaient que 30. Le 19 juillet 1822, ils partirent de Vevey en charrette et arrivèrent à Akkermann, aujourd'hui Bilhorod, après avoir traversé Munich, Vienne, Brno, Lviv et Chisinau. Leur destination se trouvait à près de 60 km d’Odessa, au bord de la lagune située à l’embouchure du Dniepr dans la mer Noire. Pour ce trajet long de 2000 km, ils n’avaient eu besoin que d’un peu plus de trois mois. Le 29 octobre 1822, ils arrivèrent dans l’ancien village turc d’«Asha-abag», qui signifie «jardins du bas». Les Romands raccourcirent le nom en Chabag, qui devint plus tard Chabo.

Couple de viticulteurs du canton de Vaud portant le costume traditionnel régional, vers 1800.
Couple de viticulteurs du canton de Vaud portant le costume traditionnel régional, vers 1800.Image: Musée national suisse

La petite colonie crût principalement grâce à l’arrivée de colons allemands. On y parlait l’allemand et le français. À partir de 1840, elle connut un essor économique, notamment parce que les vins ne cessaient de gagner en qualité et remportèrent même des médailles. En 1850, la colonie comptait 53 familles soit 269 personnes.

Après 1917, la vie y devint difficile comme à Zürichtal. La Bessarabie ne tomba pas sous le joug communiste car elle était occupée par la Roumanie. En 1940, le village tomba cependant aux mains des Soviétiques. Les colons partirent précipitamment. Nombre d’entre eux avaient conservé leur passeport suisse et pouvaient rentrer dans leur pays natal. Ceux qui restaient étaient déportés.

Mémorial à l’emplacement du cimetière des colons suisses à Chabo, 2012. Vignes en arrière-plan.
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Shabo_Swiss_Graveyard.jpg
Mémorial à l’emplacement du cimetière des colons suisses à Chabo, 2012. Vignes en arrière-plan.Image: Wikimedia / Martin Putz

Le retour du vin de Chabo

Après le départ des colons, quelques ouvriers se regroupèrent et fondèrent un sovkhose. En 2003, il fut racheté par un entrepreneur géorgien. Il replanta 1100 hectares de vignes et modernisa la production viticole. Les vins de Chabo sont exportés dans de nombreux pays. C’est ici que fut inauguré le premier centre culturel viticole d’Ukraine.

Cette année, on aurait aimé faire une grande fête, car l’année 2022 marque les 200 ans de l’ancienne colonie helvétique de Chabo.

Quitter la Suisse. Histoires d’émigrés depuis 1848
07.01.2022 – 24.04.2022
Musée national Zurich

Jusqu’au XX siècle, la Suisse fut une terre d’émigration. Il n’y a pas si longtemps, des Suisses et des Suissesses immigraient en France, au Brésil ou aux États-Unis pour fuir la misère. L’exposition «Poussés à tenter leur chance» est dédiée aux récits bouleversants de ces hommes, de ces femmes et de ces familles qui quittèrent leur pays dans l’espoir d’une vie meilleure. L’émigration est encore aujourd’hui d’actualité. Actuellement, près de 800 000 citoyens et citoyennes suisses vivent à l’étranger. Souvent appelés la «Cinquième Suisse», ils font également partie de l’exposition.
>>> Plus d'articles historiques sur: blog.nationalmuseum.ch/fr
watson adopte des perles sélectionnées du blog du Musée national suisse dans un ordre aléatoire. L'article «Deux villages suisses au bord de la mer Noire» est paru le 25 mars.
blog.nationalmuseum.ch/fr/2022/03/deux-villages-suisses-au-bord-de-la-mer-noire
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