Le concept de «bullshit job» a été rendu célèbre au début des années 2010 par David Graeber, un anthropologue étasunien. Il a connu un succès immédiat parce qu'il permet d'appréhender une réalité que des millions de personnes affrontent tous les jours. Le reporting inutile et dévoreur de temps, les indicateurs de performance absurdes sur lesquels tout le monde triche, les visions prétendument stratégiques, mais vides de sens; ces symptômes sont endémiques de nombreux quartiers d'affaires, mais pas uniquement:
Des universitaires ont commencé à étudier sérieusement le phénomène du bullshit dans les années 2000. Le philosophe étasunien Harry Frankfurt a publié en 2005 un essai intitulé On Bullshit (déjà publié sous forme d'article en 1986), où il définit le bullshit comme «un détachement complet de la réalité». Le bullshit est différent du mensonge dans la mesure où mentir implique de ne pas dire la vérité. Le bullshit, lui, n'a aucun lien avec le monde réel.
Gerald Allan Cohen, un philosophe canadien, définit quant à lui le bullshit comme une «opacité inclarifiable». Ce sont des phrases qui sont non seulement incompréhensibles, mais qui, à la différence du jargon professionnel, ne peuvent devenir compréhensibles, quels que soient les efforts déployés pour y parvenir.
En France, le concept de «bullshit job» pose en premier lieu un problème de traduction. Le mot bullshit vient pourtant du français. Le «bull» en question n'est pas un taureau, mais un verbe anglais qui signifie entourlouper et qui vient du vieux français «boléor», un charlatan, et du verbe «bouler», qui veut dire tromper (le mot n'existe plus, mais il s'est probablement transformé en «rouler», comme quand on roule quelqu'un dans la farine).
Malgré cette origine bien de chez nous, nous n'avons pas de concept équivalent. Le titre du livre de Harry Frankfurt, On Bullshit, a été traduit par De l'art de dire des conneries. On parle parfois de «boulots à la con» pour les bullshit jobs. Ces termes français impliquent la bêtise ou l'idiotie, en tout cas une opposition à l'intelligence, au sérieux. Le bullshit, ce n'est pas ça. C'est plutôt des foutaises, des balivernes. On est dans le registre de la mystification, du vide, du vent.
Certains associent les bullshit jobs aux boulots de merde, peut-être parce qu'ils se focalisent sur la deuxième moitié du concept. Mais les «shit jobs», des travaux physiquement ou psychologiquement éreintants aux rémunérations dérisoires, sont bien différents des bullshit jobs, même si les deux concepts peuvent parfois se superposer.
Les bullshit jobs, ce sont des emplois ou des tâches profondément inutiles, mais dont les exécutants prétendent l'inverse, que ce soit par contrainte ou par crédulité. Ce sont des impostures. Tout comme le bullshit est une opacité inclarifiable, les bullshit jobs sont opaques (difficile de savoir à quoi ils servent) et inclarifiables (impossible de les réconcilier avec une fonction de production). Pourtant, celles et ceux qui occupent des bullshit jobs ne sont pas forcément des imposteurs, car bien souvent inconscients de l'inutilité de leur travail.
Ma définition diffère sensiblement de celle de David Graeber. Lui considère que tout emploi qu'un salarié définit comme tel est un bullshit job. Je vois deux problèmes avec cette vision.
Dans un article scientifique publié en juin 2021, trois sociologues affirment que les bullshit jobs de Graeber n'existent pas. Ces derniers lui reprochent d'avoir utilisé des sources peu fiables pour étayer son argumentation. Effectivement, Graeber cite souvent un sondage YouGov mené en 2015 au Royaume-Uni qui demandait aux salariés si leur travail avait du sens (deux sur cinq ont répondu par la négative).
Un seul sondage pour toute une théorie, c'est vrai que c'est léger. Mais l'argument des sociologues repose sur... un autre sondage, qui montrerait, lui, que l'immense majorité des salariés trouve son travail utile. A s'affronter à coups de sondages, on n'avancera pas beaucoup. Pour identifier les bullshit jobs, il faut mener l'enquête et déterminer si une tâche a une finalité utilitaire ou pas.
Quand je discute des bullshit jobs avec des salariés, on me rétorque souvent que si le reporting inutile et les meetings absurdes étaient enfin supprimés, leur entreprise fonctionnerait beaucoup mieux. La contradiction au cœur de ce constat – de voir qu'un problème pourrait être résolu facilement tout en bénéficiant aux salariés et à leur entreprise – provoque une frustration considérable. Au fond:
Certains intellectuels (surtout des hommes) résolvent cette contradiction en affirmant sans rire que l'efficience du marché rend les bullshit jobs impossibles. Selon eux, si nous avons parfois l'impression de faire des boulots inutiles, c'est simplement que nous ne comprenons pas les tenants et les aboutissants des tâches qui nous sont confiées, car elles seraient trop complexes. Les bullshit jobs n'existeraient pas car la théorie ne permet pas qu'ils existent.
D'autres, comme David Graeber, affirment que les métiers qui n'ont que peu de sens sont valorisés financièrement parce que les métiers qui en ont, du sens, sont valorisés socialement. Si les professionnels de la santé ou de l'enseignement touchent des salaires relativement bas par rapport à ceux de la finance ou du marketing, c'est que le sens de leur travail compense cette perte de revenu, écrit-il. La crise du Covid a mis en évidence le lien inverse entre utilité sociale et valorisation pécuniaire, et semble confirmer la théorie de Graeber.
Les emplois essentiels – travail agricole ou en supermarché, personnel soignant ou enseignant, aide et livraison à domicile – sont très mal rémunérés et tous étaient en «première ligne» pendant les confinements. Pourtant, bien des employées occupant un bullshit job ne gagnent pas beaucoup plus que le salaire minimum et ont été contraints de venir travailler dans des open spaces infectés par le virus.
On peut également résoudre la contradiction posée par les bullshit jobs en les considérant comme une anomalie vouée à disparaître. Alain Supiot, un juriste spécialiste du monde du travail et professeur au Collège de France, évacue la question en écrivant dans Le Travail n'est pas une marchandise, que seules les entreprises «ayant une raison d'être» sont durablement prospères. Pour lui, la raison d'être d'une organisation confère un sens au travail des employés, qui dès lors font plus d'efforts, ce qui profite à l'entreprise. En clair:
Mais là encore, les contre-exemples abondent. Prenez une entreprise que vous connaissez bien et dont la raison d'être, lors de sa création en 1938, était de vendre du poisson séché à l'armée japonaise en Mandchourie. Elle a évolué vers l'import-export, puis s'est mise au commerce du sucre, de la laine, de la farine et d'autres produits. Elle a ensuite ouvert une banque, vendu des polices d'assurance et édité des journaux. Aujourd'hui, l'entreprise fait tourner des chantiers navals, des clubs de golf et des agences de voyages. Et j'allais oublier que Samsung fabrique aussi des téléphones.
J'ai longtemps cherché une raison d'être, un mission statement sur les différents sites des entreprises du groupe Samsung – en vain. Seul un «ADN Samsung», sur un de leurs sites de recrutement, tente d'expliquer ce que représente l'entreprise: elle permet de «réaliser les rêves des personnes ambitieuses, créatives et passionnées». S'il existait un radar pour le bullshit, cette phrase serait flashée immédiatement. Samsung n'est certainement pas la seule organisation à prospérer malgré une absence complète de raison d'être.
Les bullshit jobs posent une contradiction fondamentale à la théorie économique néoclassique, qui ne permet pas de penser que des salariés puissent être payés pour ne rien faire. Or, la théorie néoclassique gouverne à la fois les politiques publiques et la manière dont nous pensons notre expérience du travail. Le problème des bullshit jobs va bien au-delà de l'ennui qu'on ressent lors de l'énième réunion Zoom de la journée.
Pour autant, il n'y a pas de vide théorique qu'il s'agirait de combler pour pouvoir les expliquer. Plusieurs économistes ont échafaudé des modèles où les bullshit jobs ont toute leur place. Thorstein Veblen, un économiste et sociologue étasunien, écrit par exemple que les hommes cherchent à se montrer utiles par tous les moyens possibles, quitte à faire semblant. Veblen ne parle que des hommes car, à son époque, le masculin de généralité était encore la norme. Il publia sa Théorie de la classe de loisir en 1899. Pour lui, l'inutilité réelle d'un travail devient un symbole de statut social au même titre que l'oisiveté sous l'Ancien Régime, même s'il est nécessaire d'affirmer ostensiblement son utilité.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original