L'exercice est franchement casse-gueule, tellement le sujet semble intangible. Les Ukrainiens slaloment entre les bombes russes et les cadavres familiers depuis bientôt trois mois et voilà qu'on esquisse l'éventualité, bien au sec sous notre dôme caniculaire, d'un essoufflement de la méthode Zelensky. Celle qui consiste à repousser l'assaillant (et l'oubli) par la force du verbe, de la bande passante, et du grand écran. Pour se lancer à pleine vitesse dans une analyse de performance, comme le ferait sans bégayer un commentateur sportif avec un runner ordinaire à mi-course, il fallait un argument. Le président ukrainien nous l'a servi récemment sur un plateau: sa stratégie a évolué.
Le 11 mai dernier, un amphi gorgé d'étudiants de Science-Po Paris est en ébullition. Volodymyr Zelensky est sur le point d'apparaître sur l'écran. Quadruple surprise.
Première observation volumique (et donc symbolique): un amphithéâtre estudiantin n'a pas la carrure du Congrès américain, du G7 ou de l'Assemblée nationale.
Le décalage a de quoi dérouter. D'abord parce que la guerre de l'information a été, jusqu'ici, à son ample avantage. Et qu'elle est vitale pour l'Ukraine. La méthode Zelensky est-elle en panne de fuel? Dès les premiers assauts russes, l'homme de tout un peuple a fait de son image une arme de séduction massive, incarnant à lui seul la résistance ukrainienne. Pour galvaniser ses concitoyens, sensibiliser l'opinion publique et maintenir le soutien de la communauté internationale, il a déployé, puis démultiplié, une artillerie numérique féroce, inédite, souple et ultra-efficace.
Ovationné dans les parlements occidentaux et relayé sur les réseaux sociaux, son storytelling de haut vol et d'une précision sans faille, est un savant mélange d'émotion maîtrisée et de persuasion offensive. Une stratégie qui permet à l'Ukraine de ne pas sombrer dans l'indifférence générale et de recevoir, encore aujourd'hui, enveloppe financière et soutien militaire.
C'est Alexandre Eyries qui crève l'abcès et prononce le verbe interdit. Lasser. C'est un tabou qui saute. L'horreur de la guerre en Ukraine, que Zelensky porte à bout de cernes sur les écrans du monde entier, pourrait commencer à glisser doucement dans l'ordinaire. Tout ça pour une première conférence parisienne qui semble moins ambitieuse? On se souvient de Greta Thunberg, invectivant en direct les plus puissants chefs d’Etats, avant de rejoindre physiquement, une fois la tournée des grands raouts politiques bouclée, des militants locaux, à Lausanne ou ailleurs. L'enseignant-chercheur HDR en sciences de l’information et de la communication tient à relativiser le constat.
L'enseignant français, qu’on a attrapé au bout du fil, n'est pas le seul expert attentif (et peut-être téméraire) à se pencher sur une potentielle et première crampe marketing du charismatique chef de guerre. Arnaud Mercier, professeur en information et communication à l’université Paris-Panthéon-Assas suggère que Zelensky arrive gentiment aux derniers chapitres d'un cycle. «En s’exprimant à présent devant des étudiants, on voit qu’il a fait le tour des décideurs et se rabat sur des cibles plus modestes. Les étudiants de Sciences-Po ont beau être les décideurs de demain, ils n’ont aucun pouvoir sur les décisions prises aujourd’hui dans le conflit.»
D'accord pour le diagnostic, docteur(s). Mais faut-il pour autant s'alarmer? Les pays occidentaux jouent encore des coudes pour fournir des armes aux troupes ukrainiennes et la ferveur populaire semble intacte, malgré quelques premiers «il commence à me fatiguer» qui s'échappent de claviers et de bouches plutôt séduites par l'art et la manière de Zelensky. Du moins au début.
«Le cinéma, cette arme d’émotion massive.» Vincent Lindon, président du jury, a ouvert la 75e édition du plus prestigieux instant de cinéma du monde dans un jargon emprunté à la guerre. Ce même 17 mai, au milieu des smokings, la bête politique sur ce grand écran devenu familier a fait irruption parmi les stars de «l'autre» grand écran. En mars dernier, les Oscars avaient, de leur côté, refusé d'inclure le président dans leur cérémonie d'ouverture. Zelensky, l'ancien comédien devenu acteur principal d'une guerre, s'est donc invité à la fête (et à la surprise générale). Il a voulu rendre hommage à Chaplin en faisant remonter le temps au «Dictateur».
La mise en scène du chef d'Etat n'a pas changé pour l'occasion et Zelensky n'a pas troqué son coton kaki pour un trois-pièces Armani. La harangue du héros a fait son effet et notre expert Alexandre Eyries n'y voit aucun signe d'éparpillement malheureux. Au contraire.
Des relais importants, mais surtout de nouveaux relais. Car l'enseignant-chercheur de l'International Management School Geneva met ici le doigt sur l'un des défis majeurs qui attendent Zelensky et son gang de communicants. Rafraîchir ses voies d’expression et continuer à surprendre. Quitte à abandonner une formule qui a fait ses preuves?
Même si le président ukrainien a déjà changé plusieurs fois de caméra d'épaule, «passant du selfie à hauteur d'homme à la tournée des stades», il devra sans doute mettre la forme, et peut-être le fond, à jour. Une chose est sûre, aujourd'hui, la résistance ukrainienne ne repose quasiment que sur son image. «Il est peut-être effectivement en train de chercher de nouvelles armes de communication. Mais je ne vois pas bien comment il peut véritablement sortir du prisme numérique, compte tenu des événements», analyse Alexandre Eyries.
Et, comme le soulignait son confrère Arnaud Mercier à France 24, «le conflit s’installe dans une routine. Il n’y a plus l’indignation des débuts vis-à-vis du sort de l’Ukraine, on sent une usure et, à terme, un risque de désintérêt». A mesure que le conflit s'enlise, le risque grandit de voir la population et la communauté internationale ranger naturellement l'extra-ordinaire guerre en Ukraine dans le «bac à guerres ordinaires».
Et c'est à Zelensky, une fois encore, que revient la lourde tâche de ne pas faire sombrer le sort de son peuple dans l'oubli. Avant de raccrocher, Alexandre Eyries rappelle que l'oeil et le cerveau humain s'adaptent à tout, même à l'horreur. «Au bout d'un certain temps, le public intègre le drame, le sang, les morts, mais aussi la mise en scène, le phrasé, le discours et les techniques du président. Pour l'heure, la méthode est efficace. Mais jusqu'à quand?» Alors que même les plus grands artistes ferment parfois le robinet pour recharger l'intérêt du public, le héros moderne de la démocratie devra-t-il envisager une fenêtre de discrétion pour ne pas risquer la saturation médiatique?
Quoiqu'il en soit, de guerre lasse, les lassés de la guerre seront certainement un jour les nouveaux et les plus injustes ennemis de la crise ukrainienne.