Nanterre n'est pas encore tout à fait réveillée, mardi, à 8h15. Seul le quartier de la Défense grouille déjà de costards pressés. Un coup de feu finira pourtant de sortir cette proche banlieue parisienne du coaltar. Sur l’avenue Frédéric-et-Irène-Joliot-Curie, non loin de la préfecture des Hauts-de-Seine et dans le tintamarre du trafic habituel, une scène va, en quelques heures, embraser tout le pays.
C'est une source officielle qui prendra la plume en premier. On parle alors d'un «véhicule fonçant sur des motards de la police», à la suite d'un «refus d'obtempérer». Pas d'image, pas de témoin. Les agences de presse font avec le peu qu'on leur donne. Quelques minutes plus tard, une vidéo de l'interpellation atterrit sur les réseaux sociaux. Le communiqué de la police devient soudain obsolète. Le véhicule ne «fonce pas sur des motards». Ces derniers, casqués et agissant en binôme, s'affairent devant la fenêtre du conducteur.
L'un d'eux semble en pleine négociation avec l'individu au volant. Son collègue, un poil plus en retrait, son coude gauche sur le par brise, le tient fermement en joue de son pistolet de service. De l'autre côté du véhicule, on aperçoit l'une des motos des forces de l'ordre, son feu bleu qui tournoie.
Selon les mots de la police, peu avant l'interpellation, cette Mercedes AMG de couleur jaune poussin roulait sur une voie réservée aux transports publics. Son conducteur s'était, dans un premier temps, arrêté sur ordre des motards. Sur la séquence d'une cinquantaine de secondes, filmée par une riveraine au moyen de son téléphone portable, les deux agents paraissent tendus, des éclats de voix se font entendre. Sans pour autant pouvoir l'attribuer officiellement à l'un des protagonistes, une menace s'extirpe soudain du brouhaha.
Une balle qui sera effectivement tirée, mais pas dans la tête. Alors que le conducteur de la Mercedes tente soudain d'abréger l'interpellation, le policier armé appuie sur la gâchette, touchant l'individu au niveau du cœur. Le bolide finira sa course quelques mètres plus loin, encastré dans un poteau de signalisation de la place Nelson-Mandela.
Le conducteur, qui n'avait pas de permis de conduire, n'est pas mort sur le coup. «Son décès a été constaté à 9h15, suite à au moins une blessure par arme à feu», communiquera le parquet de Nanterre dans la matinée. Selon les premiers éléments de l'enquête, l'individu a commis plusieurs infractions au Code de la route, avant d'être stoppé dans son élan par le binôme motorisé des forces de l'ordre. Les deux policiers, nous l'apprendrons plus tard, sont membres de la compagnie territoriale de circulation et de sécurité routière du 92, sous les ordres de la division régionale motocycliste de la DOPC. La Mercedes AMG, de son côté, avait été louée quelques heures plus tôt.
Si la scène a choqué loin à la ronde, c'est aussi à cause du profil du conducteur.
Au volant de la Mercedes, Nahel M., 17 ans. Un mineur, «connu des services de police» parce qu'il n'en était pas à sa première fuite en pleine interpellation. Comme le dévoile FranceInfo, le jeune homme avait été «déféré au parquet de Nanterre le week-end précédant les faits pour refus d'obtempérer, sans être présenté à un juge pour enfants». Dans le véhicule au moment des faits, deux autres individus. Le premier a quitté rapidement les lieux du drame, quand la Mercedes a percuté le panneau signalisation. Le second a été mis en garde à vue quelques heures avant d'être libéré.
Un casier judiciaire vierge et loué par son entourage, Nahel est un enfant de Nanterre, cette commune de 30 000 habitants qui abrite tout de même 60% de logements sociaux. On raconte qu'il se servait du «rugby pour s'en sortir». Au Parisien, Jeff Puech, qui a suivi le jeune homme depuis ses jeunes années, parle de «quelqu’un qui avait la volonté de s’insérer socialement et professionnellement, pas un gamin qui vivait du deal ou se complaisait dans la petite délinquance». Méritait-il de mourir à cause d'un refus d'obtempérer? C'est la question qui crispe, à nouveau, la France.
Car si le parquet de Nanterre a ouvert plusieurs enquêtes parallèles, l'une d'elles est le point de départ de l'embrasement de la capitale qui, depuis mardi après-midi, étouffe sous les émeutes.
La première, plus classique, pour «refus d’obtempérer et tentative d’homicide volontaire sur personne dépositaire de l’autorité publique», confiée au commissariat de Nanterre et à la Sûreté territoriale des Hauts-de-Seine. La deuxième, pour «homicide volontaire par personne dépositaire de l’autorité publique», confiée à la police des polices, la fameuse IGPN. Le policier soupçonné d'homicide, âgé de 38 ans, a été placé en garde à vue.
De son côté, la famille du jeune Nahel a porté plainte pour «meurtre» et «faux en écriture publique». Soutenus par une bonne partie de l'opinion publique, les proches de la victime ont de la peine à digérer la première version des faits propagée par la police.
Mercredi, l'avocate de la famille annonçait vouloir également porter plainte contre le deuxième agent, pour «complicité de meurtre». Pour appuyer ses dires, Me Jennifer Cambla évoque la vidéo qui a été abondamment relayée sur les réseaux sociaux.
Les deux policiers connaissaient-ils le profil récidiviste du conducteur, avant le tir fatal? Que s'est-il réellement passé quelques secondes avant le coup de feu et la mort du jeune Nahel? Que se sont-ils véritablement dit lors de l'échange verbal?
Si l'affaire est désormais en mains de la justice, la scène, puisque filmée, est le détonateur d'un débat politique d'une rare violence. Et pour cause: rien qu'en 2022, 13 décès ont été enregistrés après des refus d’obtempérer lors de contrôles routiers. C'est un record. Plusieurs policiers avaient été mis en examens, d'autres pas. Si les autorités évoquent des comportements au volant de plus en plus violents, des chercheurs accusent une loi de 2017, allégeant règles et contraintes dans l'usage des armes de service par les policiers.