À Batoumi (Géorgie).
Quand Vassily* dit «Je suis russe», ses mains tremblent. Sa capuche recouvre le visage du jeune homme. Il a des lunettes rondes et des cernes noirs. Son regard se perd dans le lointain. La mer en face est calme. Les montagnes sont majestueuses. Mais on ne vient désormais plus à la station balnéaire de Batoumi pour admirer la mer Noire. La guerre y est devenue le seul horizon.
Cette guerre, ici, certains n'ont pas voulu en être les victimes. D'autres ont refusé d'en être les bourreaux. Vassily est de ceux-là:
Malgré ses doigts qui tremblent, Vassily parvient à allumer une cigarette. Il fume sans arrêt depuis le 24 février. La guerre a fait la fortune des buralistes de Batoumi. Le soir, les bars et les casinos ne désemplissent plus. Toute l'industrie de l'oubli immédiat fonctionne à plein régime.
«Quand je suis arrivé en Géorgie, j'avais si honte de dire que j'étais russe. Les Géorgiens m'ont néanmoins dit que tout n'était pas de ma faute.» Vassily reste dévoré par la culpabilité:
Vassily fait partie de ces jeunes Russes éduqués et à la culture mondialisée qui s'opposent à Poutine depuis des années. «Tout est maintenant ailleurs. Mon entreprise est lettone, ma copine vit aux Pays-Bas, à La Haye... Où Poutine finira un jour [c'est à La Haye que se trouve la Cour pénale internationale où sont jugés, entre autres, les criminels de guerre, réd.]»
Pour beaucoup de Russes diplômés, la tentation de l'exil n'est pas récente, mais c'est la guerre qui les a fait basculer. «Je pense que Poutine est fou. Il croit en ses propres mensonges, personne n'ose lui dire la vérité, c'est un cercle vicieux. C'est pourquoi il ne peut pas gagner. C'est pourquoi, aussi, je crains sa défaite. Car ce sera le jour où il ne pourra plus mentir.» Le regard de Vassily s'est durci. Ses mots encore plus. En particulier envers les soldats russes, même ceux qui meurent:
Anatoly, lui, pleure les morts. «Il s'appelait Konstantin, nous avions grandi ensemble à Volgograd [dans l'ouest de la Russie, réd]. Il savait que cette guerre était mauvaise, mais c'était son métier...» Anatoly est un géant barbu et tatoué. Il sèche ses larmes avec ses doigts épais. Sa femme Katia, brune à lunettes, lui prend doucement la main.
Anatoly ne peut s'empêcher de raconter ce deuil que personne ne veut entendre:
Katia ne dit rien et relâche seulement la fumée de sa chicha. Anatoly remplit son verre d'un vin géorgien de la région:
Anatoly et Katia sont arrivés au matin de l'enclave de Kaliningrad, entre la Pologne et la Lituanie, après deux jours de voyage. Leur long périple recouvre la nouvelle réalité de l'Europe de la guerre: on ne voyage plus que selon les espaces aériens encore autorisés.
Leur opposition à la guerre est plus pragmatique, Anatoly risquait de perdre son emploi. «Le 21 février, une entreprise américaine me recrute comme informaticien. Trois jours plus tard, la guerre commence. Ils m'ont dit: "Peut-être demain, peut-être le mois prochain, nous licencierons tous nos employés basés en Russie. Si tu veux rester avec nous, tu dois aussi partir"».
En échange de l'exil et de la création d'un compte dans une banque non russe, l'entreprise garantit à Vassily qu'ils s'occuperont de tous: son argent, sa femme et son chien. Concrètement, 1200 euros et une hausse de salaire.
De toute façon, Anatoly et Katia pensaient déjà partir et comme pour Vassily, c'est la guerre qui les fait basculer dans l'exil. Les chiffres officiels concernant les départs ne sont pas disponibles, mais les Russes exilés depuis le 24 février seraient entre 200 000 et plus d'un million.
L'amour comme l'exil: pragmatique.
La plupart des exilés à Batoumi travaillent principalement dans l'informatique, en ligne et à distance. Certains métiers facilitent la démarche plus que d'autres. Si Anastasia donne aujourd'hui des cours d'anglais, elle était promise à une brillante carrière gouvernementale.
Comme beaucoup de Russes ici, Anastasia raconte la Russie comme un pays où on naît, où on meurt peut-être, mais où on ne vit plus. «L'avenir était moindre avant la guerre. Maintenant, il n'est plus.»
L'espoir est pourtant bien là, à Batoumi. On ne le voit pas vraiment mais on l'entend. Trois hymnes chantés chaque soir sur la place principale de la ville. Biélorussie, Ukraine et Géorgie. Les drapeaux se mêlent, chacun chante l'hymne de l'autre. Ce n'est pas seulement en soutien à l'Ukraine, c'est la communion de trois peuples victimes de l'impérialisme russe.
Les Biélorusses sont les premiers à s'être exilés à Batoumi, dès 2020. Soutenu par Poutine, le président biélorusse Alexandre Loukachenko avait réprimé l'opposition descendue dans la rue. Les Géorgiens, eux, ont été envahis par la Russie en 2008 et ont perdu l'Abkhazie et l'Ossétie. La perte de ces territoires n'a jamais été oubliée. Et encore moins pardonnée.
Les Russes ne sont pas invités à chanter leur hymne avec les autres. Si tous les Russes rencontrés à Batoumi disent vouloir «se réveiller et apprendre que Poutine a été assassiné», ils rajoutent souvent à demi-mot:
Les Ukrainiens répondent qu'en Ukraine, on meurt actuellement. Pour eux, si cette guerre est advenue, c'est aussi à cause des Russes qui ne se sont pas révoltés avant qu'il ne soit trop tard.
C'est en Géorgie qu'on comprend le temps qu'il faut à un peuple pour pardonner à un autre. Comme pour empêcher le manant d'oublier la guerre le temps d'un coucher de soleil, il y a des tags le long de la plage. «RUSSIAN INVADERS» («ENVAHISSEURS RUSSES») est apparu peu après le début de la guerre. Impossible de savoir qui sont traités d'envahisseurs: les Russes restés en Russie qui cooptent l'invasion ou ceux qui ont fui ici pour se dissocier de Poutine? Dans les rues de Batoumi, regarder ses pieds, c'est trouver des mains sales.
* Tous les noms ont été changés.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original