Il a passé 329 semaines à la tête du classement Association of Tennis Professionals (ATP), le règne le plus long de l'histoire du tennis moderne. Juste devant celui de Roger Federer.
Depuis dimanche, Novak Djokovic égale un autre record, le plus beau, le plus grand, le plus noble: le nombre de sacres en Grand Chelem. Ces trophées ne sont pas que des pièces d'argenterie à exposer à la vue des éventuels ignorants, mais la preuve matérielle, indestructible, qu'un joueur a marqué son époque, implicitement ses adversaires.
C'est un moment pénible pour Roger Federer. Premier joueur à atteindre 20 titres du Grand Chelem, le Maître semblait jouir d'un totem d'immunité. Il partage désormais ce record avec Rafael Nadal; mais il n'en conçoit qu'une légère blessure d'amour-propre puisque, contrairement à d'autres, l’Espagnol lui a toujours témoigné du respect, sinon de la déférence.
Tout le monde le sait dans le milieu: la perspective de céder le record suprême à Novak Djokovic, auquel il ne prêterait même pas son gel douche, lui est profondément incommodante.
Le «Djoker» a tous les défauts: il est relativement jeune (34 ans), il se fiche pas mal de la reconnaissance du Maître, il est une créature de l'ambition, élevée dans la conscience d’un destin supérieur, déterminé à marquer l’histoire – faute de réussir à marquer les esprits, que ce soit par son jeu ou sa personnalité.
Il faut bien l’admettre: mathématiquement, Federer n’est plus le meilleur. Mais qui aime les maths, au fond? Au paroxysme du débat sur le GOAT (greatest of all time), la réalité statistique se mêle à la perception artistique, quand ce n'est pas la vision romantique, pour troubler le jugement de l’esthète.
Ainsi, le metteur en scène Denis Maillefer, auteur d’une pièce intitulée In love with Federer, déclare: «Le nombre de semaines à la tête du classement ATP, je m’en fiche complètement. Je ne savais même pas que ce record était battu». Mais pris soudain d’un réalisme obscène, l’artiste s’interroge avec une mauvaise foi réparatrice: «Federer ne détient-il pas le record du nombre de semaines consécutives? Ce record-là, oui, a une vraie signification».
I talk to young, great tennis players all the time. Their two main professional dreams: Win a Grand Slam title & become No. 1. That, for me, is why these records carry such weight
— Christopher Clarey (@christophclarey) March 1, 2021
Pour incarner des valeurs de pureté et de raffinement, Roger Federer est l’un des seuls produits du capitalisme – car ses contrats publicitaires ne trompent pas – dont la popularité n'est pas indexée au résultat, à plus forte raison dans certains pays (France, Angleterre) où l’apologie du beau suppose une certaine vulgarité de la victoire, à tout le moins un rejet de la doxa utilitaire.
Dominer, calculer, neutraliser: ça, c'est Novak Djokovic. Mais jouer, charmer, danser avec la balle, c'est le Maestro. Or ce que les yeux voient fait du bien au cœur - et y reste généralement pour toujours.
Federer n’est plus le meilleur, soit, mais la question de sa rétrogradation officielle reste embarrassante. L’ancien arbitre international Milan Sterba, pourtant proche de la famille Nadal, pourtant vieil ami du coach de Djokovic, pourtant neutre comme un Suisse, ose le dire: «Je pense que dans l’inconscient populaire, comme dans le mien, Roger restera le plus grand, car il est le plus élégant. Je lui trouve moins de charme que Rafa, avec ce petit côté Apache qui défend son coin de terre. Mais Roger a amené de la poésie dans un monde de brutes. Ma seule conviction, à ce jour, est que les générations futures parleront beaucoup moins de Djokovic, peu importe le résultat des courses».
L’amateur de tennis est sommé de choisir – donc exclure – entre celui qui a gagné le plus de fois et celui qui a émerveillé à chaque fois.
Milan Sterba s’y risque avec précaution: «Peu de gens aiment la famille Djokovic. Mais en mon âme et conscience, je suis bien obligé de prédire que Novak battra tous les records. Il est nettement plus fort sur dur, qui reste la surface prépondérante. Rafa, certes, peut gagner d’autres Roland-Garros. Mais ailleurs? Et Roger est-il encore capable de remporter Wimbledon, comme beaucoup de gens le pensent? Moi, je n’en suis pas certain. Et j’ai même le sentiment que cette question n’a aucune importance. Malheureusement, et je dis bien malheureusement, Djokovic gagnera 24 titres du Grands Chelems».
Si les chiffres ne parlent plus en faveur de Federer, ils ne disent néanmoins pas tout. Ils occultent l'œuvre, la grandeur d'âme, la révolution culturelle, la place de ce tennis virtuose, pétri de facéties, dans le patrimoine affectif de l'humanité.
Lorsque nous l'avions interviewé en décembre 2017, Andre Agassi savait déjà que les records viendraient tout embrouiller: «Ce débat sur le meilleur joueur de l'histoire n’a aucun fondement rationnel, car il mélange tout, les affaires et les sentiments. Ce n’est rien qu’un débat démocratique». Mais sur l'inéligibilité des laborieux et des efficients, le Kid, étrangement, défendait un toute autre point de vue.
Quatre ans plus tard, il s’agit d’inclure Novak Djokovic dans l’équation, 19 titres du Grand Chelem, 325 semaines à la tête du tennis mondial, un règne d'inspiration nord-coréenne, fermé à tout type de contestation.
La question de la suprématie posthume, forcément, se pose. Et quand bien même nous serions des êtres désespérément rationnels, il faut bien admettre que si les stats proposent, la mémoire dispose. Combien de personnes aujourd'hui croient-elles que Tiger Woods est le golfeur le plus titré de l'histoire (alors qu'il s'agit en réalité de Jack Niklaus)?