Rares sont les styles musicaux à connaître un tel engouement en Suisse. Lundi 16 janvier, la réédition de Ku Lo Sa (2022) offerte par l'artiste nigérian Oxlade en collaboration avec la chanteuse Camila Cabello est devenue single de platine dans le pays. En quelques semaines, le tube afro s'est écoulé à plus de 20 000 exemplaires alors que la mouture originale déployée au cours de la saison estivale avait déjà gagné le cœur de centaines de millions d'internautes sur les plateformes musicales.
Avant cela, le titre de Rema Calm Down (2022) avait frappé encore plus fort. En témoignent les chiffres de Hitparade.ch: deux mois après sa sortie, le son venu des terres africaines a trusté le top 10 du classement musical suisse pendant plus de cinq mois. Un exploit qui n'est pas sans rappeler celui d’un autre artiste: Burna Boy, enfant prodige de Port Harcourt, dont le concert s’est tenu à l'Arena de Genève, en mars dernier, à quasi-guichets fermés.
Le coup de foudre du public suisse pour les synthés aérés, les rythmes Naija et les batteries saccadées est manifeste. Mais ces derniers semblent également faire tourner la tête – et les ambitions – de certains musiciens romands. Depuis un peu plus d'un an, la plupart d'entre eux troquent leur prédilection pop, rap ou R&B contre une signature davantage guidée par la ferveur afrodescendante. Alors, une question se pose: faut-il désormais faire de l’afro pour percer en Suisse?
C'est en tout cas ce que l'on constate face à des évolutions comme celles d'Arma Jackson. Le chanteur lausannois s'est vu remettre le Prix suisse de la musique, début 2021, au moment où Distance, morceau qu'il partage avec l'étoile montante de l'afro française Tayc, a été révélé au public. Dans la foulée de ce succès à trois millions de vues sur YouTube, l'artiste a repensé son style hip-hop/néo-funk d'antan et déployé trois chansons clés: A quoi tu joues (2022), Tu restes (2022), et Flash (2021) sont toutes trois portées aux nues pour leur ambiance languissante et percussive propres aux sonorités subsahariennes.
A l’instar de Vaud, Genève a également vu naître de nouvelles aspirations. «L'afro est ce qui est le plus écouté en ce moment et permet davantage de se démarquer dans le pays», fait remarquer Scor Novy à watson. De Hypnosia (2022) à BBB (2022) en passant par Joy (2021), les derniers titres de cet artiste genevois mêlent avec justesse des sonorités afrodescendantes à de la pop sur un fond de Rythmes and blues revisité. Sa musique éclectique cumule des dizaines de milliers de vues sur les plateformes vidéos.
Le boom des musiques africaines – dites afro, afropop voire afrofusion lorsqu'elles se combinent à de la pop occidentale – n'est pas étonnant du point de vue de DJ Mathematic. Celui qui a lancé le mouvement étranger sur le sol helvétique il y a bientôt quinze ans justifie ce succès à travers trois arguments:
Cette réalité n’a cependant pas toujours été aussi réjouissante. Elle diverge même en tout point avec celle que l'Angolais d'origine a connue à son arrivée en Suisse, deux décennies plus tôt.
Réfugié politique à Lausanne peu avant les années 2000, DJ Mathematic raconte avoir voulu faire de sa passion, la musique, une profession. Se lançant dans le mixage de morceaux hip-hop, il pense très rapidement à implanter dans les grandes boîtes de nuit à l’intérieur desquelles il performait un genre musical jusqu’alors réservé aux salles de spectacle ou aux horaires peu fréquentés: l'afro. «Peu de DJ osaient prendre le risque de jouer ce genre de musique dans les établissements romands éminents. Mais c’était important pour moi de le faire, du fait de mes origines. Et je savais que ça finirait par marcher.»
En 2008, le visionnaire se convainc donc de faire de la musique de ses terres natales le prochain style musical préféré des Helvètes. Il fait toutefois face à ce qu'il décrit être des «barrières culturelles»:
Il lui faudra patienter jusqu'en 2010 avant qu'une soirée cataloguée d’urbaine lui permette de diffuser ses remix hip-hop en version afro. Cinq ans plus tard, la tendance est ainsi lancée: DJ Mathematic devient une pointure dans le domaine, tant du côté francophone que germanophone du pays, mais également à l'international. L'émergence de styles musicaux tout droit sortis du Ghana comme l'azonto ou du Cameroun comme le Logobi lui permet d'asseoir un peu plus sa renommée et d’attirer puis produire des artistes de tous bords, dont les rappeurs.
D'ailleurs, pour DJ Mathematic, le rap et l'afro ne sont pas différents. Tous deux sont des styles afrodescendants, soit affiliés à la diaspora africaine, spécifie-t-il. En passant à ce genre de sonorités, l'ambassadeur estime que les rappeurs «reviennent juste aux sources de la musique urbaine». Scor Novy corrobore en tout point cette analyse. Même si, de son côté, l'évolution ne s’est pas faite spontanément. Il confie en effet s'être davantage tourné vers la musique afro après une désillusion vécue par bien trop d'Helvètes qui se lancent dans la musique.
Dany Bula, de sa réelle identité, roule sa bosse dans le paysage musical depuis 17 ans. Mais ce dernier n'a pas fait ses armes dans le créneau à l'intérieur duquel il évolue actuellement. L'homme de 31 ans s'est, avant cela, fait un nom dans le rap. Une carrière qui l'a finalement désenchanté, plus particulièrement en 2020, à l'arrivée de la pandémie du Covid: «J'avais pris de l’âge et je n’avais pas l’impression d'avoir avancé comme je l'aurais souhaité», se souvient-il.
Car en Suisse, et d'autant plus en Romandie, gagner sa vie en rappant n'est pas chose aisée. Seules quelques personnalités telles que Slimka, Dimeh ou encore Makala sont, au fil de longues années, parvenues à se démarquer auprès de la jeune génération. «Ce n'est pourtant pas les talents qui manquent», argue Dany qui déplore plutôt un marché, selon lui, inexistant dans la région:
Parmi ces infrastructures, DJ Mathematic blâme notamment les services de streaming comme Spotify qui, en Suisse, privilégierait la percée des artistes alémaniques. Il pointe également du doigt le fait que des labels comme Universal n'élisent domicile qu'à Zurich, capitale économique du pays. «En Romandie, il n'y a rien. La région est en proie à un retard évident dans la compréhension des tendances musicales. Raison pour laquelle les talents romands sont obligés de se tourner vers la France.» Sauf que, là, survient généralement un second obstacle.
A en croire le spécialiste lausannois, tout serait une histoire de validation outre-frontière: «il n’y a pas encore eu de référence du milieu urbain originaire d'un plus grand pays que le nôtre qui ait validé et donc aidé un talent suisse à exploser. C’est pourtant ce qu’il faudrait faire!», s’exclame-t-il avant de prendre en exemple un pays de superficie analogue: «Il n’y a qu’à voir en Belgique, où les rappeurs tels que Damso ou Shay étaient confrontés au même problème que nos talents, mais ont finalement bénéficié d'une envolée de notoriété une fois que le numéro un français Booba les avait pris sous son aile.»
En Suisse, ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Scor Novy reconnaît qu'en signant en 2017 avec BMG France, filiale du label Sony, le rappeur genevois Makala a ouvert la voie à une part substantielle d'autres rappeurs en Suisse pouvant alors collaborer avec des voix françaises plus ou moins notables. Néanmoins, pour le trentenaire, d'une perspective plus globale, beaucoup reste encore à faire: «Mon but est de ramener quelque chose qui n’a jamais été créé en Suisse afin que tous les artistes, quel que soit leur domaine, s'accomplissent véritablement dans le pays», déclare-t-il. Avec son dernier EP Lotus III, le Genevois projette de s'exporter en France et en Belgique avant de revenir en Suisse pour y établir de meilleures infrastructures que celles présentes aujourd'hui.