«Juste une rencontre, juste un partage, juste un rêve, juste un Doha.» Applaudissements. Lundi soir, 22h55, sur TF1, les rideaux s'ouvrent. Alain Chabat entre en scène, on n'a encore rien vu, mais le voilà déjà tout pardonné pour la vieille réf' et le jeu de mots éculé.
C'est que l'énergumène a toujours été un mélange subtil entre Dieu, un verre de vin chaud et un animal de compagnie: sa simple présence abrite des vertus apaisantes. Surtout un lundi soir de novembre. On l'aime d'amour, quoi.
Il est donc 22h55 et, comme un grand gamin à poil gris, le Français le moins nul de sa génération inaugure à la fois son plus grand rêve et notre plus grand cauchemar: un late show.
Vous savez, cette étonnante gymnastique télévisuelle que seuls les Américains savent inventer sans se briser la nuque. Ce petit cirque glamour qui consiste à humilier doucement les stars du moment; les forçant à rire aux cascades égocentriques de l'animateur, moyennant une audience pharaonique et un bon coup de promo. (On oublie souvent que la célébrité est une soumission comme une autre.)
Des règles du jeu qu'Alain Chabat revendique:
Ainsi, lundi soir (et les prochains), il convie ses amis sur TF1, comme vous le faites parfois un samedi soir ordinaire. Mais au lieu de subir Bernard en Birkenstock qui dégobille dans le bac à légumes, Chabat s'enjaille avec Jean Dujardin, en voix et en costume.
Dans la foulée du (brillant) monologue du patron, le Late, c'est une heure de silences anticipés, de malaises volontaires, d'aggloméré de bonne humeur, de clins d’œil entendus, de provocations prémâchées, de jeux à la con, de sketchs dans leur sauce, de ritournelles maladroites, de chiens qui parlent et de fausses publicités.
Mais des vraies, aussi. Beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de vraies publicités. («Désolé, c'est TF1, il va falloir que je m'habitue un peu.») Le tout, écrit et enregistré des semaines à l'avance pour cause d'agenda(s) en ébullition. «Les artistes vont bosser. Les séquences seront un peu préparées», prévenait-il quelques jours plus tôt. No shit.
Sinon, Wet Leg a chanté Chaise longue pour réveiller la génération Z, Jean-Pascal Zadi a surjoué la banlieue et Chabat s'est senti obligé d'offrir six minutes à Tania Dutel. Sans doute qu'un stagiaire lui a faire croire que le stand-up était l'avenir de l'humour.
Le naturel est au galop, c'est rôdé, huilé. Les gens sont beaux, les rires sont maîtrisés, on a l'impression que la guerre en Ukraine n'a jamais commencé et que les licornes existent. Un divertissement pour adultes douchés et bien peignés. Jusqu'aux cravates, en nombre hier soir, qui ont rarement quitté l'axe des nombrils.
Propre? Trop.
Nous voilà le cul calé entre Ocean's eleven pour le côté braquage dandy funky et Les petits mouchoirs parce que Brad Pitt n'est pas là. D'ailleurs, personne ne sait véritablement pourquoi il est là. Enfin, si: pour Chabat. De Jean Dujardin encombré par sa célébrité, à nous, devant nos téléviseurs, c'est à cause de lui qu'il y aura des cernes au petit-déj.
Nous pourrions terminer cette impression à chaud en regrettant d'avoir eu affaire à un irrespirable huis clos de starlettes françaises, fragiles mais cossues, sans la moindre éclaboussure d'inventivité. Or, nous ne sommes pas Télérama et ce n'est pas Arthur ou Nikos en maître de cérémonie, mais bien Alain Chabat.
Et ça change tout. Convaincre la très sage Charlotte Gainsbourg de se prendre un caillou dans la gueule, le temps d'une fausse pub de Noël façon Les Nuls: l'émission, ce n'est pas à la portée du premier humoriste venu.
Et vous saurez qu'il faut tout pardonner à Alain Chabat. Même les codes périmés du late show, même la blagounette manquée, même les réflexes de boomer. Quand on a su transformer l'encombrante franchise Astérix en l'une des comédies les plus cultes du cinéma français, on a le droit de faire crépiter son répertoire téléphonique pour dérider tout le gratin de cet Hollywood saveur camembert.
On parle tout de même de Marina Foïs, Gérard Darmon, Edouard Baer, Monica Bellucci, Orelsan, Angèle, Guillaume Canet, Catherine Ringer et les autres. Ces dix prochains jours de Late, il remplira une rame de métro de pointures du show-biz. A côté, niveau standing du carnet d'adresses, Cyril Hanouna c'est la kermesse de Corcelles-près-Payerne un soir de match.
Et c'est l'une des grandes forces du bonhomme: les «amis» qu'il enferme pendant une heure dans son fantasme, désormais assouvi, sont de vrais amis. Et les rares absents avaient sans doute un empêchement en béton, parce que personne n'oserait planter l'ami Chabat.
Lundi soir, TF1 n'a eu finalement qu'à dégainer quelques caméras pour immortaliser les retrouvailles d'une bande de potes qui ont réussi dans la vie. Chiant et élégant, mais dans le fond, peu importe.
Avec le talent du savant fou et la modestie de l'artisan, Chabat n'a, en réalité, qu'un seul crédo: s'entourer de gens brillants pour «continuer à faire des conneries».
De La cité de la peur au «Burger Quiz», depuis toujours, la voix française de Shrek s'amuse, divertit, ramasse le pognon, puis passe à autre chose. Il n'est pas blaguiste, comédien, réalisateur, scénariste ou présentateur de late show. C'est un label qualité en incessante évolution. Le Gruyère AOC du divertissement, l'indice boursier de la gaudriole, le Nobel du pipi-caca.
Sur le chemin cahoteux de la création originale française, le fringuant sexagénaire pilote encore un beau cabriolet vintage, là où Les Inconnus rafistolent les honneurs passés avec l'amertume d'un pneu crevé. Une routine intellectuelle qui lui permet de se tenir à l'écart de la tyrannie du rire à tout prix, mais aussi des abîmes de C8, réservés aux ex-rigolos devenus tristes sires.
Alors, rien que pour ça, mais aussi pour oublier Poutine, les impôts, la probable élimination de la Nati au Qatar et le successeur de Simonetta Sommaruga, Le late d'Alain Chabat est un cadeau... que l'on se Doha d'ouvrir tous les soirs, à 22h55, avec un whisky.