L'Ukraine était déjà considérée comme un haut lieu de la scène techno. En raison des loyers bon marché, de l'espace et d'une certaine ambiance post-soviétique, Kiev a souvent été comparée à Berlin dans les années 90. Depuis l'ouverture l'année dernière du club «∄», conçu par les architectes du légendaire club berlinois «Berghain», cette comparaison est encore plus pertinente.
Les fêtards connaissent le club techno de Kiev sous le nom de «K41», en référence à son adresse au 41 de la rue Kyrylivska Uliza, située à Podil, le quartier le plus ancien et le plus branché de Kiev. Mais depuis février, il n'y a plus de fêtes dans cette ancienne brasserie: les collaborateurs et collaboratrices du club ont fui à Berlin au début de la guerre. Là-bas, ils ont mis en place un réseau d'aide pour les personnes qui ont fui et pour celles qui sont restées en Ukraine.
L'organisation Base UA, qui a été créée pour aider les personnes vivant la guerre, veut aussi faire quelque chose de bien avec la techno. Ses membres sont généralement impliqués dans l'aide humanitaire et l'évacuation de personnes des zones de combat dans l'est de l'Ukraine, au péril de leur vie. Mais l'association humanitaire organise également des événements et des projets culturels, la reconstruction de villages et des camps artistiques pour enfants.
Pour tout cela, il faut de l'argent. L'organisation en collecte non seulement par des appels aux dons sur les médias sociaux, mais aussi par des événements culturels comme des fêtes techno.
Le DJ ukrainien Volodymyr Baranovskyi a fait une apparition lors de l'événement organisé par l'organisation Base UA dans le bar Keller, situé à quelques minutes à pied du légendaire club «K41». Il raconte qu'avant la pandémie de Covid et le début de la guerre, on faisait la fête à Kiev «tous les jours, du lundi au dimanche». Puis plus rien. Maintenant, la ville s'est presque à nouveau entièrement réveillée.
Les choses ne sont plus comme avant. Les effets de la guerre se font sentir dans la vie nocturne en Ukraine. Le secteur de la musique a changé. Volodymyr rapporte à watson qu'il y a justement beaucoup de nouvelles impulsions créatives: «La musique est pleine de sens, imprégnée de pensées patriotiques, de gentillesse et de langue ukrainienne.»
La solidarité entre les gens fait également naître de nouveaux styles de musique: «Chacun soutient l'autre, les musiciens coopèrent entre eux à travers de nouveaux formats: les rappeurs avec les producteurs de techno, les fans de hardcore et les punks avec les musiciens de jazz et les groupes de folk», explique l’homme de 32 ans.
Le vidéaste ukrainien Demian Feriy remarque lui aussi à quel point la guerre et ses images influencent son propre travail. Il déclare à watson:
La techno joue un rôle particulier en Ukraine, comme dans de nombreux pays d'Europe de l'Est. C'est ce que confirme le célèbre DJ français Laurent Garnier dans une interview accordée à la station de radio autrichienne FM4: «Alors que le clubbing est aujourd'hui tout à fait normal dans de nombreux endroits du monde, il a encore une dimension politique ailleurs.» Avant la guerre, Garnier se rendait souvent en Europe de l'Est dans le cadre de son activité de DJ. Une fête techno y signifie plus qu'un simple hédonisme dénué de sens, c'est souvent une déclaration politique.
L'Ukraine n'est pas un pays sûr du tout pour les personnes queer: dans le classement Rainbow Europe 2021, qui évalue les Etats européens en fonction de leur ouverture à l'égard des personnes LGBTQI*, l'Ukraine est 39e sur 49.
Les clubs techno sont considérés comme un lieu sûr pour les personnes queer. «Les soirées techno sont généralement organisées dans le cadre d'un «safe space»: dans une atmosphère tolérante et conviviale, sans prise de photos ou de vidéos. La techno te permet de te recharger, de te plonger dans un environnement positif», explique Volodymyr.
«Je pense que si nous, Ukrainiens, aimons autant la techno, c'est parce que nous partageons de nombreuses valeurs avec la culture techno - la liberté, le pluralisme et l'ouverture d'esprit. Ce sont les valeurs pour lesquelles nous nous battons actuellement», explique la DJ ukrainienne Dana Vereshchagina.
La popularité de la techno en Ukraine s'explique aussi par des raisons historiques. La révolution de Maïdan en 2014 a marqué le début d'un véritable engouement pour la scène techno: en organisant de nombreuses raves, parfois politiques, la jeunesse ukrainienne a démontré son attitude pro-européenne après les protestations.
Ce sont surtout les raves techno organisées par l'organisateur ukrainien «Cxema» dans différents lieux postindustriels de Kiev qui ont acquis un statut culte grâce à la couverture médiatique des magazines internationaux. De nombreux clubs techno ont été ouverts depuis et ont connu une grande popularité. En raison de ce développement culturel et parce que la techno était souvent diffusée pendant les protestations de Maïdan, le terme de «technomaïdan», souvent critiqué pour son caractère romantique, s'est également établi.
Les artistes se demandent s'il est moralement justifiable de danser en temps de guerre alors que des citoyens meurent dans le pays. C'est justement pour survivre qu'il est important de faire la fête et d'évacuer le stress.
Le musicien et designer Demian Feriy estime qu'il est important, dans les villes sans guerre, «d'occuper les gens et de stimuler l'économie». En ce sens, il estime qu'une fête est la même chose qu'un restaurant ou une salle de sport. Une fête «aide les gens à sa manière et génère de l'emploi - dans le cas d'un événement caritatif, elle génère également de l'argent pour l'aide humanitaire».
Comme Kiev est la capitale d'un pays en guerre, une fête techno est bien plus qu'une simple fête avec de la musique techno. Outre le programme musical, l'organisation humanitaire Base UA a proposé au Keller Bar une formation aux premiers secours, une lecture sur la santé mentale en temps de guerre et diverses expositions en rapport avec la guerre. Malgré les événements, la culture et la musique doivent rester au premier plan.
Ainsi, Base UA écrit dans son annonce: «Base est un événement qui a été créé pour montrer que la revitalisation passe par la culture, la communication, le soin de soi-même et de ses semblables.» A travers cela, c'est la santé mentale qui s'en trouve renforcée.
DJ Volodymyr raconte qu'il s'est exceptionnellement permis de danser lors de l'événement de collecte de fonds:
Même ses amis militaires le comprendraient. «La préservation de notre culture et la vie dans la paix sont justement ce que notre armée défend!»
Traduit de l'allemand par Léon Dietrich