C’est le samedi 16 janvier que tout a commencé. Sur Twitter, les témoignages de victimes d’incestes pleuvent, ponctués du hashtag #MeTooInceste. C'est glaçant. L’étincelle qui a allumé le brasier, c’est le livre de Camille Kouchner «La Familia Grande». Dans des pages tonitruantes, l’autrice française accuse son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, d’avoir violé son jumeau quand il était adolescent.
Sur les réseaux et dans les médias, des quidams et des célébrités dénoncent. Des actes, des parents, des familles, des dysfonctionnements. Ils racontent l’horreur. Il y a Coline Berry qui porte plainte contre son père, l’acteur Richard Berry, qui réfute tout. Il y a aussi les larmes d’Audrey Pulvar, l’ex-journaliste adjointe à la mairie de Paris, après que son père a été accusé par ses cousines.
Tout proche de nous, il y a Sarah Briguet. Notre Miss Suisse 1994. La Valaisanne révèle dans «l’Illustré» l’abus commis par son père, la destruction et la reconstruction. Des Romandes prennent la parole à ses côtés. Et aujourd’hui, la flamme continue de brûler et ronge à coup de mots tranchants l’omerta autour de l’inceste.
Sarah Briguet a surtout choisi d’élever sa voix pour toutes les personnes qui, comme elles, ont subi l'atrocité. La Valaisanne nous a accueillis à Sion pour partager ses combats. Pour elle, le chemin de la parole était pavé bien avant 2021. «J’ai commencé à briser cette chape du silence il y a deux ans, après des dizaines d’années où je n’existais juste pas à l’intérieur», confie-t-elle.
La démarche a été similaire pour Coline Berry. Très claire sur FranceInfo en février, elle disait: «J’ai besoin de la reconnaissance des faits».
Si elle a porté plainte, ce n’est pas tant pour voir son père condamné, mais pour que ce qu’elle dit avoir vécu soit posé face à la loi. Et pour que son histoire, qu’elle saurait relayée par une large caisse de résonance médiatique, «donne le courage à d’autres de prendre la parole».
Si tu souhaites comprendre comment la mécanique de l'inceste fonctionne, écoute ce podcast édifiant, ultra complet (et effarant) de la journaliste française Charlotte Pudlowski:
Pascal Roman décrypte les rouages de l’inceste comme personne. Professeur de psychologie, psychopathologie et psychanalyse à l’Université de Lausanne, il dirige aussi l’Observatoire de la maltraitance envers les enfants. Selon lui, les victimes qui sortent publiquement du secret, sur Twitter ou dans la presse, peuvent retirer «un effet cathartique et libérateur» de leur démarche.
Cette bouffée d’air, Sarah Briguet l’a sentie dans ses tripes: «Sortir du silence, c'est se sentir libre. C'est ouvrir la porte à sa vraie personnalité cachée à l'intérieur de soi enfermée avec le secret depuis tant d'années».
Pour Clara Schnweuly, avocate spécialisée dans la prise en charge des victimes de violences sexuelles à Genève, dénoncer ce que l’on a vécu sur les réseaux change la façon dont on se perçoit:
Livrer l’inceste que l’on a vécu à la face du monde peut avoir un impact positif et bénéfique. Toutefois, Pascal Roman insiste beaucoup sur une condition: «Il ne faut pas seulement que la parole émerge, il faut qu’elle soit accueillie, accompagnée et transformée de façon individuelle - par la thérapie ou la plainte. Sinon, les personnes risquent de se sentir encore plus seules qu’avant».
Le professeur est persuadé que la police, la justice et les lieux d’accompagnements et de thérapies ont un rôle capital à jouer dans l’«après #metooinceste».
Les témoignages le disent et le redisent: après l’inceste, le traumatisme est si fort que, bien souvent, les victimes se barricadent pour se protéger. Parfois leur cerveau choisit le déni. D’autres fois ou après, elles parviennent à «vivre avec» leurs cicatrices. Sur elles, le déferlement #MeTooInceste peut être violent, selon Pascal Roman:
Marco Tuberoso est aussi inquiet pour ces personnes. A Lausanne, il co-dirige par interim ESPAS, une association qui s’engage auprès des enfants et des adultes concernés par les abus sexuels.
«Après une année de coronavirus, les victimes se sentent déjà extrêmement esseulées. Elles ont besoin de soutien et le mouvement autour de l’inceste les pousse encore plus à en demander. Ce qui est une bonne chose, évidemment. Nous nous retrouvons toutefois dans une situation où nous n’avons pas les moyens d’accompagner tout le monde», déplore-t-il. ESPAS a dû fermer ses admissions et la liste d’attente pour un rendez-vous s’étend sur cinq mois.
Face à un mouvement connecté et médiatique d’une telle ampleur, le risque que les mots se changent en délation ou en calomnie existe. «La dénonciation publique et nominative peut être une arme terrifiante», souligne Pascal Roman.
Marco Tuberoso s’interroge sur un autre dommage collatéral probable du #MeTooInceste: «Certains témoignages dévoilent des détails extrêmement crus de l’abus. En déroulant simplement leur fil Facebook, des internautes peuvent s’y retrouver confrontés sans l'avoir cherché et cela peut créer un certain choc».
Vous vous êtes certainement déjà demandé ce qui se passait dans la tête des auteurs d’inceste. Depuis la mi-janvier, la rupture de l’omerta les pousse-t-elle à se rendre compte de la gravité de leurs actes? A vouloir arrêter, changer, s’excuser, se rendre à la police?
Pascal Roman croit peu en une conséquence «pédagogique» sur les agresseurs: «Pour beaucoup, leur fonctionnement psychique dans le registre de la perversion les rendent peu accessibles à une référence aux interdits fondamentaux comme celui de l'inceste», avertit Pascal Roman. La grande couverture médiatique dans laquelle les rappels de la loi entourant l’inceste sont nombreux pourrait cependant toucher leurs consciences.
Après les milliers de tweets et la visibilité médiatique, les victimes vont-elles se tourner d’avantage vers la police pour déposer plainte? L’avocate Clara Schneuwly penche pour le oui. «Il est trop tôt pour le dire. Mais dans notre étude, nous voyons les plaintes pour agressions sexuelles augmenter depuis le premier #MeToo, notamment de la part de très jeunes femmes».
Marco Tuberoso d’ESPAS est moins confiant. Sans s’épancher, il estime que «la justice suisse n’est pas là pour écouter les victimes mais pour punir les coupables».
Reste que Sarah Briguet a appris avec émotion que son témoignage avait poussé une jeune femme victime d’inceste à porter plainte fin février.
Ne jamais lâcher la prévention. Les spécialistes sont catégoriques: avec ou sans #MeTooInceste, la sensibilisation est primordiale pour tenter d’endiguer le plus tôt possible une situation à risque. Marco Tuberoso, tout comme Sarah Briguet – qui est aussi marraine de Patouch (association romande de prévention de la violence envers les enfants) – souhaitent ardemment que les programmes de prévention soient obligatoires dans les écoles de Suisse. Ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle.
Le co-directeur d’ESPAS parle aussi d’une formation pour tous les professionnels en lien avec des enfants:
En France, le mouvement #MeTooInceste a conduit à des discussions politiques fortes, portant notamment sur l’âge du consentement sexuel pour les mineurs et sur le délai de prescription.
En Suisse, il existe une infraction qui reconnait que les mineurs ne peuvent consentir à un acte sexuel. Selon Clara Schneuwly : «On part notamment du principe que dès qu’un mineur est impliqué dans des actes d’ordres sexuels avec un adulte, il ne peut pas être consentant. Il n’existe toutefois pas d’infraction spécifique pour les abus sexuels intrafamiliaux».