Le démon du jeu, ça vous gagne, et ça peut vous faire perdre beaucoup. En Suisse, nombre de parieurs sont déjà très actifs tout au long de l’année. Mais la période de la Coupe du monde est propice à un regain d’enthousiasme pour la chasse au bon pronostic, quitte à y laisser quelques plumes – quand il ne s’agit pas de son matelas financier.
Prisca, caissière dans un kiosque de Carouge depuis dix ans, a pu observer le phénomène de ses propres yeux. «Avant le tournoi, les tickets de loterie écoulés représentaient 30% de notre chiffre d'affaires. En fin de mois, ce ne sera certainement pas loin de 80%.» Et dans le lot des tickets de loterie, une grosse partie concerne les matchs de la Coupe du monde. Ces jours-ci, pas loin de 4000 tickets de loterie trouvent preneur – le double par rapport aux périodes standards.
Depuis le début du tournoi, les changements de comportements se font bien sentir. Alors que d’ordinaire les parieurs s’essaient à coups de 5 à 10 francs, ce sont de véritables liasses qui filent sur la surface du comptoir du petit kiosque depuis deux semaines. Désormais, la plupart des mises commencent à 100 francs. Et ça peut aller jusqu’à 1500 francs, observe la caissière. Une poignée de vaillants n’hésite pas à revenir quatre à cinq fois dans une même journée. «Ceux-ci misent sur la même équipe, mais ils changent légèrement le pronostic à chaque fois.»
A chacun son lot de récompenses et de déconvenues. Un jeune homme qui a misé 5 francs sur son équipe est reparti avec 800 francs. Un autre a même engrangé 6000 francs sur une mise de départ de 30 francs. Difficile, parfois, de se mettre des limites. «Un de mes clients a perdu 1000 francs», se souvient Prisca. Quelle fut sa réaction face au malheureux coup de dés?
C'est que, derrière l’espoir d’un petit pactole au détour d’un match, le démon du jeu guette. Est-ce que la «Coupe du monde» risque d'augmenter les addictions aux jeux d'argent?
«Les grands événements sportifs augmentent le nombre de parieurs, c'est un fait connu depuis de nombreuses années», note Natacha Cattin, chargée de projets à Rien ne va plus, une association genevoise dédiée à la prévention du jeu excessif. Cette dernière a, d'ailleurs, lancé une campagne sur le territoire genevois après un constat émanant du terrain:
Pour certains, la Coupe du monde est un déclic: c'est à ce moment qu'ils s'initient. La proportion? Natacha Cattin ne peut encore l'estimer.
En effet, un joueur ayant une pratique problématique met généralement cinq à dix ans pour demander de l’aide. Dans l'intervalle, un certain nombre d'entre eux, séduits par un gain facile dont ils croient comprendre les ficelles, sont susceptibles d'être emmenés vers un terrain périlleux. «Pour des jeunes avec un petit revenu, un premier gain de 200 francs est considérable. Il peut donner envie de gagner à nouveau», avertit Natacha Cattin.
Les nombreuses plateformes de jeux d’argent qui pullulent sur Internet n’aident pas à freiner une pratique excessive du jeu, malgré le fait que nombre d’exploitants ne disposent pas des autorisations requises. En Suisse, seules Swisslos et La Loterie Romande sont habilitées par le législateur. Le hic, c’est que pléthore d'entreprises – principalement situées dans des états off-shore – proposent des jeux d’argent en ligne accessibles au public helvétique – et qu’il est difficile, voire impossible, de les empêcher. A ce titre, la Gespa, l’autorité intercantonale de surveillance des jeux d’argent, publie une liste de blocage («liste noire») des noms de domaine qui proposent des jeux d’argent étrangers non autorisés. «Mais ceux-ci restent malheureusement accessibles très facilement», précise Natacha Cattin.
Les joueurs, d'ailleurs, ne connaissent pas tous les règles départageant les canaux légaux des domaines clandestins. «Les gens sont convaincus qu'ils sont habilités à jouer sur tel ou tel domaine, tenant pour preuve le fait qu'ils ont dû charger leur pièce d'identité avant de jouer», développe Natacha Cattin.
Des règles pour cadrer les joueurs, au point de vente ou en ligne, il y en a. Depuis le 1er janvier 2019, tous les jeux d’argent sont réglementés par une seule et même loi. Cette dernière oblige les sociétés de jeux d’argent à mettre en place des mesures pour prévenir le jeu excessif.
Contactée, La Loterie Romande se dit très attentive à la protection des joueurs. Ainsi, pour ouvrir un compte auprès de la société, il faut remplir plusieurs paramètres: on doit fournir sa pièce d’identité pour prouver que l'on est majeur, se fixer des limites de pertes, et bien entendu ne pas figurer sur la liste des exclus de jeu. Autre outil utilisé par la société: «Playscan», un algorithme qui observe le comportement des joueurs en permanence. Enfin, désormais, casinos et loteries ont pour tâche d’exclure les joueurs qui engagent des mises sans rapport avec leur revenu, explique Danielle Perrette, directrice communication et céveloppement durable à La Loterie Romande.
Sont-ils nombreux à être concernés en Suisse romande? «Sur l’ensemble de la population, 2-3% présentent une pratique de jeu à risque», explique Danielle Perrette.
Pour Coralie Zumwald, psychologue associée au Centre du jeu excessif au Chuv, ces mesures permettent certes de cadrer l'activité, «mais certaines ne sont pas suffisantes».
La thérapeute pointe du doigt le fait que, depuis 2022, les paris sportifs sont passés en tête des types de jeux pratiqués par les personnes qui demandent de l’aide au Centre du jeu excessif. Et le football représente une part importante des mises.
Le portrait type du consommateur compulsif? «Les ¾ sont des hommes», nous informe Coralie Zumwald. Et la plupart viennent de milieux plutôt défavorisés, plus vulnérables aux problèmes d’addiction en général.
Autre spécificité, la population qui a sollicité les aides du Chuv pour une pratique de paris excessive est plus jeune que les années précédentes: entre 20 et 40 ans. On y trouve également... des personnes qui jouaient déjà étant mineures, souligne la thérapeute. Natacha Cattin abonde:
Mais comment font les mineurs pour passer outre les garde-fous? La psychologue Coralie Zumwald suggère que le système hybride, qui commence en ligne et se termine au point de vente, permet plus de libertés. La somme engagée est prévalidée, avant d’être encaissée auprès d’un kiosquier.
C’est que la tentation est grande pour la jeune génération, qui tombe régulièrement sur des promotions pour pronostics sur les réseaux sociaux, ou à la télé. Or, explique Coralie Zumwald, l’absence de restriction de publicité favorise les addictions.
Autre élément mentionné par Natacha Cattin et par Coralie Zumwald, le seuil des pertes financières, considéré comme trop laxiste:
Les conséquences d'un endettement sont multiples: isolement, anxiété, impact sur la santé...Sans compter qu’un problème d’addiction touche directement l’entourage. C’est en effet souvent au conjoint, ou aux parents, de réparer les pots cassés. «Pour une personnes souffrante, ce sont cinq ou six personnes qui sont touchées», conclut Coralie Zumwald.