Le 17 février 2004, le ciel de Cesenatico est déchiré par deux plaintes. La première vient du clocher de la petite église San Giacomo, où la foule se presse pour assister aux obsèques de Marco Pantani (34 ans), dont le corps sans vie a été découvert à Rimini trois jours plus tôt, sur le sol d'une modeste chambre d'hôtel à 55 euros la nuit.
La seconde vient d'une femme installée aux premiers rangs. «Le cercueil venait de pénétrer dans l'église lorsqu'on a entendu un cri de douleur immense, se souvient Philippe Brunel, journaliste spécialisé dans le cyclisme pour L'Equipe. C'était Tonina, la mère de Marco, qui chassait les photographes. Ce cri-là, je ne l'ai jamais oublié».
Dix-sept ans après, il résonne encore dans les locaux de la police de Rimini. Celle-ci vient de rouvrir l'enquête après avoir reçu des mains de Tonina un nouveau document de 51 pages sur les derniers jours de l'immense coureur cycliste. Mamma Pantani espère que cette nouvelle preuve permettra aux enquêteurs de réviser leur jugement et de chercher le coupable. Elle n'a jamais cru à la thèse officielle selon laquelle son enfant chéri avait succombé à une overdose de cocaïne.
Il a dû se passer autre chose. Elle connaît son fils, après tout, ils habitaient la même maison, car lorsque Marco s'est mis à bien gagner sa vie dans le peloton, il a fait bâtir une résidence qu'il a divisée en deux ailes: une pour lui-même (celle de droite) et une autre pour ses parents (celle de gauche).
Qu'il soit mort à vingt kilomètres de chez eux lui est à la fois insupportable et incompréhensible. «Elle était sidérée. Les premières années, elle prenait sa voiture et roulait de nuit dans les rues vides de Rimini, ne sachant que chercher, retrace Brunel. Il fallait qu'elle tourne autour de l'hôtel où Marco avait disparu. Elle avait besoin de voir qui déambulait dans le quartier la nuit, comme si elle espérait soudain trouver une solution».
Bien sûr, elle n'ignorait pas que Marco était de longue date accro à la cocaïne; mais «de nombreux éléments, comme la présence de vêtements qui ne lui appartenaient pas et de nourriture qu'il n'avait pas commandée, donnaient à penser que le coureur cycliste n'était peut-être pas seul dans sa chambre d'hôtel», rappelle Paris Match. La victime présentait également des blessures aux mains et au visage.
Mme Pantini, mater dolorosa indéfectiblement soutenue par son mari Paolo, avait 54 ans lorsque Marco est parti. Le jour de sa mort, elle était en vacances sur un bateau de plaisance grec. Elle est aussitôt rentrée en Italie et, depuis ce jour, n'a cessé d'enquêter sur le drame, allant jusqu'à fermer son commerce, un kiosque de piadina au coeur de Cesenatico, pour mettre son énergie dans ce qui est devenu «le combat de sa vie», selon l'expression de Brunel, qui a publié un livre sur le sujet et rencontré plusieurs fois la famille.
A la douleur de la disparition s'est ajoutée celle de la réputation faite au défunt. Marco Pantani a été un grand champion, il a mené sa vie en étant maitre de ses actes. Mais une certaine presse l'a réduit à l'image de sa mort. «C'était affreux et insupportable pour Tonina de lire tout ce qui a été écrit sur son fils, soutient Brunel. Il a été présenté comme un vulgaire drogué, mort comme un junkie, dans une chambre d'hôtel où il n'avait apparemment rien à y faire. Marco est mort à la face du monde et a été réduit aux circonstances de son décès. Cela, Tonina n'a jamais pu l'accepter. Elle se bat aussi pour défendre la mémoire de son fils.»
Le journaliste français pense que le cycliste italien s'est retrouvé «au mauvais endroit avec de mauvaises gens». Dans son livre sur le champion déchu, intitulé «Vie et mort de Marco Pantani», il partage la conviction de la maman.
Non la Rimini de 2021, mais celle de 2004, une cité balnéaire «inquiétante», selon notre interlocuteur, qui la décrit comme investie par les dealers et les prostituées.
C'est dans cet univers sombre que Mamma Pantani déambulait la nuit, cherchant le rayon de lumière qui pourrait éclairer la mort de son fils. Elle a aussi engagé des détectives, pris un nouvel avocat. Sa détermination force le respect. «C'est une femme émouvante, souffle Brunel. Je ne l'ai pas beaucoup connue avant. Je la voyais toujours avec Marco, lorsqu'il était un grand champion, si bien qu'elle était alors joyeuse. Il y a ensuite eu ce drame qui a révélé une combattante, une personnalité opiniâtre».
Il y a trois ans, Tonina a ouvert une autre piadina, mais un peu plus loin que le lieu de son précédent commerce, qui restera pour toujours un lieu de mémoire, car c'est à cet endroit que les amoureux du coureur romagnol se réunissaient, écoutant religieusement leur idole au corps séché par l'effort. Celui qu'on surnommait alors le Pirate (en raison de sa boucle d’oreille et de sa vaillance) racontait comment il faisait rêver les foules par son coup de pédale ravageur et son audace dans les routes de montagnes, figeant les soupçons de dopage qui pesaient sur son bandana.
«C'est devant le commerce de ses parents qu'il donnait rendez-vous aux journalistes, se souvient l'ancienne plume de L'Equipe. Je l'avais interviewé sous la pinède, pas trop loin de la mer. Il y avait toujours un attroupement. 2, 3 personnes venaient écouter. Puis 10, 15. Parfois 50. Il était un copain pour tous ces gens».
Le nouveau kiosque est situé 5 km plus au sud, à Gatteo a Mare. La Mamma est toujours là, Marco Pantani aussi. Mère et fils s'enlacent sur un portrait accroché au mur faisant face aux visiteurs, vestige d'un autre temps, où les cris étaient de joie.