Cette affaire porte sur le dopage. Mais on parle aussi du système Trump, de géopolitique et, d’une certaine manière, de mégalomanie.
Cela fait plusieurs mois que les responsables de l’Agence mondiale antidopage (AMA) et leurs détracteurs aux Etats-Unis sont en guerre. Ces derniers temps, les tensions se sont même intensifiées, avec des attaques ciblées et des échanges sans la moindre retenue.
La querelle a débuté lorsque l’AMA a blanchi 23 nageurs chinois testés positifs avant les Jeux olympiques de 2021, se basant sur la version de contamination présentée par la Chine, sans appliquer ses propres règles concernant la suspension provisoire. Depuis cet épisode, le monde de l’antidopage est profondément secoué, et ce, bien au-delà des frontières américaines.
Des organisations de 18 pays occidentaux, dont la Suisse, ont exigé des éclaircissements. Même une expertise mandatée par l’AMA et menée par le juriste romand Eric Cottier – qui a confirmé que l’agence avait, dans l’ensemble, respecté ses obligations – n’a pas réussi à faire taire les critiques.
Le vent de révolte le plus fort nous vient toutefois des Etats-Unis. Emmenée par Travis Tygart, le charismatique patron de l’Agence antidopage américaine (USADA), qui jouit du statut de héros depuis la chute de Lance Armstrong, l’administration américaine a durci le ton. Sous la présidence de Joe Biden, l’Office de contrôle des drogues avait déjà pris la décision de suspendre sa contribution annuelle de 3,6 millions de dollars pour l’année 2024.
Cette somme, attendue du principal bailleur de fonds de l’AMA, reste aujourd'hui impayée. Pour préserver les missions du gendarme mondial de l'antidopage, d’autres pays, comme la Chine, ont augmenté leur soutien financier. Cette intervention a rapidement valu à l’AMA une nouvelle accusation de la part de Tygart: il suspecte l'instance de se laisser corrompre.
Le retour de Trump au pouvoir a envenimé la situation, son hostilité envers les instances internationales renforçant l’USADA. L’organisation a ainsi réussi à faire organiser plusieurs auditions au Congrès américain concernant les agissements de l’AMA. Cette dernière, elle, a brillé par son absence, un geste très mal accueilli aux Etats-Unis.
La dernière audition remonte à la semaine dernière. A l’issue de celle-ci, la commission du commerce du Sénat a adopté un projet de loi visant à suspendre les contributions annuelles des Etats-Unis à l'AMA, tant que le pays ne disposera pas d’une représentation «équitable» dans son modèle de gouvernance. En d’autres termes: qui paie, décide!
Mauvais timing pour l’AMA, qui ne peut même pas espérer un rejet de Trump au sein du paysage politique américain. Le texte a été adopté à l’unanimité, y compris par les démocrates. «L’AMA n’a apporté aucune réponse, se contentant de menacer, bloquer et intimider. Mes collègues et moi ne nous laisserons pas réduire au silence», a affirmé la sénatrice républicaine Marsha Blackburn, présidente de l’audition.
Il n'est pas surprenant que Tygart soutienne vigoureusement l’initiative de ses compatriotes. Depuis le début, il attise les tensions en affirmant que la gestion de l’affaire des nageurs chinois par l’AMA aurait potentiellement coûté jusqu’à 96 médailles aux athlètes américains aux Jeux olympiques. «Nous sommes plus optimistes que jamais: les contribuables américains ne financeront plus une organisation qui manque d’indépendance, de transparence et de responsabilité. Il ne peut y avoir de double standard en matière d’équité dans le sport olympique et paralympique», a-t-il déclaré.
L’AMA a réagi avec une déclaration dans laquelle elle attaque personnellement Tygart. Elle accuse l’avocat floridien de manipuler les médias et le Sénat «dans le cadre d’une campagne politique», mais aussi «de désinformer les athlètes et les parties prenantes, et de nuire gravement à la réputation de l’AMA», alors qu'en tant qu’autorité internationale de régulation, elle ne saurait céder à un chantage visant à acheter son influence par l’argent.
L'Agence mondiale antidopage invite aussi les Etats-Unis à remédier aux «graves lacunes du système antidopage américain». Elle souligne que 90% des athlètes américains, tant dans les universités que dans le sport professionnel, ne sont pas soumis au Code mondial antidopage. «On a le sentiment que M. Tygart n’est ni en mesure, ni disposé à entreprendre des réformes positives», déplore-t-elle.
Même sur un sujet où les gardiens de l’équité semblaient jusqu’ici s’accorder, un nouveau champ de mines se profile. En mai 2026 doivent se tenir à Las Vegas les Enhanced Games, sorte de Jeux olympiques pour dopés. «Il est inquiétant de constater que ni l’Etat américain ni l’USADA ne font quoi que ce soit pour empêcher cet événement, qui promeut de manière irresponsable le dopage», regrette l’AMA.
Travis Tygart, qui qualifiait il y a peu ces jeux de «cirque», se montre désormais plus discret. Peut-être parce que Donald Trump Jr., avec sa société d’investissement, est l’un des principaux sponsors du projet, et que Peter Thiel, milliardaire et proche du président Trump, en est l’un des architectes.
Dans une vidéo, Trump affirme même: «L’impossible est notre force», annonçant une collaboration peu claire. Tygart ne serait pas le premier à ranger ses principes face à Donald Trump.