Ironies de l'histoire, le Ballon d'or récompense un buteur pour son dévouement et un talent précoce pour sa longévité. A 34 ans, Karim Benzema entre au panthéon. Il avait débarqué à Lyon en minot à capuche, pour «prendre la place» des vioques, et l'avait quitté pour aller gagner le Ballon d'or au Real Madrid. Douze années plus tard, dont quelques-unes sous les sifflets et les procédures judiciaires, il est récompensé pour sa carrière exemplaire - quelles sublimes ironies...
Tout au long de cette année, «Big Ben» a exercé sur ses semblables une influence qu'aucun joueur au monde n'est à même de revendiquer, avec une palette de styles que très peu de surdoués ne possèdent: relais, appuis, dribbles, utilisation de la profondeur et des petits espaces, maîtrise des rythmes. Sans même mentionner sa moyenne de 0,91 buts par match. «Karim montre quelques qualités qu'on ne lui connaissait pas forcément à son arrivée à Madrid», suggère Guti dans Marca.
C'est Alan Shearer, un No 9 à l'ancienne mais parmi les plus copiés du football anglais, qui décrit le mieux cette évolution dans The Athletic:
Alan Shearer cible deux qualités fondamentales: la technique et le déplacement. Sur le premier point, il rappelle que «Benzema ne peut pas évoluer à ce niveau, marquer autant de buts, pendant autant d'années, sans être supérieur techniquement».
Concernant le déplacement, il décrit un espèce d'instinct animal en milieu hostile: «Le travail d'un attaquant consiste à trouver des espaces autour de la zone des 18 mètres, sous la surveillance plus ou moins constante de deux ou trois défenseurs. Comment trouver cet espace? Il faut se faire tout petit, tout gentil, puis être malin et incisif, repérer la brèche une ou deux secondes avant les autres. Parfois, Benzema reste longtemps sans bouger, puis sur un mètre, sur un seul déplacement, il déclenche toute une agitation autour de lui.»
Quand il l'a accueilli au Real Madrid, José Mourinho l'a envoyé à la niche parce qu'il «n'était pas un chien de chasse, mais un chat», sous-entendu un minet de salon. «Maintenant, je suis un lion», s'est écrié Benzema en 2019, sans remords ni rancune.
Son entraîneur actuel, Carlo Ancelotti, ne cesse de relever cette transformation: «Je fais chaque semaine le même constat: Karim s'améliore comme le bon vin. Il est de plus en plus un leader dans l'équipe, dans le groupe, et je pense que c'est la grande différence avec le passé: il montre davantage sa personnalité. Il sait qu'il est très important pour nous.»
A l'origine, Karim Benzema est un taiseux et un timide, jailli d'une banlieue lyonnaise avec ce qu'il faut de paranoïa et de codes d'honneur compliqués. Il passait facilement pour un ado distant, voire hautain. «Etre calme ne veut pas dire que je suis froid», s'était-il défendu. Les louanges qu'il reçoit aujourd'hui, la gratitude de ses coéquipiers, dépeignent un tout autre personnage, impliqué, affirmé, enjoué. En quelques mots et gestes justes, Benzema transcende l'expression collective.
Après plusieurs années au service de Ronaldo, il a su prendre la lumière et le pouvoir «presque du jour au lendemain», note Alan Shearer. Le coéquipier modèle est devenu un patron loyal. Même Mourinho ne reconnaît plus son petit chat: «Karim fait beaucoup pour chaque attaquant qui joue autour de lui. Il est probablement le seul No 9 que je connaisse qui ne soit pas égoïste dans son jeu. Sa vision est incroyable. Il aime beaucoup sa liberté et il en fait un très bon usage.»
A 30 ans, le Lyonnais a entrepris une transformation totale. Il s'est astreint à un programme individualisé. Il a fait construire un spa et une salle de musculation dans sa propriété. Il a engagé un coach personnel et un diététicien, Alberto Mastromatteo, qui lui prépare des plats sans matière grasse. A 34 ans, il n'est jamais paru aussi tonique, affiné et endurant.
Plus que tout miroir, ses efforts se reflètent dans son jeu de tête. Autrefois fébrile, imprécis, il est devenu solide et complet. Benzema le reconnaît lui-même dans un entretien à L'Equipe: «Je n'avais pas d'abdos. C'est vrai que maintenant, je prends de nombreux ballons de la tête. Marquinhos saute très haut et quand on a affronté le Real, j'étais bien contre lui.»
Benzema est lucide sur les raisons de ce changement: «La différence, c'est qu'aujourd'hui, je fais beaucoup de travail de gainage, et donc je saute plus haut que les gars. Ensuite, pour la précision, je ne suis pas un bourrin. Je sais s'il faut piquer ou mettre en cloche. Faire une tête, ce n'est pas juste fermer les yeux et mettre un coup. »
Vincent Duluc, qui l’a vu grandir à Lyon, écrit dans L'Equipe:
Duluc s'émerveille de ce but où Vinicius adresse un centre trop fort, trop haut: Benzema «n'a que la tête à opposer, comme un réflexe, mais le réflexe dit tout ce que son corps a été préparé à faire sans réfléchir, et le ballon file sous la barre».
Récemment, dans une discussion philosophique agrémentée de profiteroles, Lucien Favre nous répétait avec passion qu'on «n'a jamais fini d'apprendre et de progresser. Surtout, et paradoxalement peut-être, quand on est un super footballeur». C'est là une autre ironie du Ballon d'or: Benzema aura dû changer pour être reconnu.
Adaptation d'un article paru le 7 avril 2022 sur watson