L'histoire entre l'équipe de Suisse et le stade de Genève débute par un malentendu. Le 30 avril 2003, la Nati se déplace pour inaugurer la nouvelle enceinte romande contre l'Italie. L'affiche est prestigieuse. Le public romand ravi et impatient. Mais ce premier rendez-vous se solde par une double déception: les joueurs de Köbi Kuhn sont battus (1-2) par un adversaire qui avait laissé toutes ses stars (Totti, Del Piero, Inzaghi ou encore Buffon) au pays. Le sélectionneur Giovanni Trapattoni présentera même ses excuses aux spectateurs pour le forfait de ses vedettes.
Cette première marque aussi le début d'une comparaison durable et parfois pathétique entre la Romandie et la Suisse alémanique. Le gardien valaisan Fabrice Borer avait trouvé que le stade de Genève était «encore plus beau que le Parc Saint-Jacques» lors de son inauguration. Une déclaration qui peut se lire a posteriori comme le coup d'envoi des hostilités entre les deux parties linguistiques, chacune se battant avec l'autre pour savoir qui a la plus grosse (affluence) et la ferveur la plus contagieuse, et donc mérite le plus de recevoir la sélection nationale.
Blick avait d'ailleurs très vite dégainé puisque quelques semaines après la première visite de la sélection au bout du lac, le quotidien alémanique avait estimé que les Genevois ne méritaient plus de recevoir la Suisse, au motif d'un manque d'enthousiasme du public romand face à l'Albanie le 11 juin 2003. Le journal avait mal vécu les sifflets descendus des tribunes adverses lors du cantique suisse. Il avait même cité Gabet Chapuisat en soulignant que celui-ci appelait la Nati à «boycotter la Romandie pendant cinq ans»!
L'ex-international vaudois dément aujourd'hui avoir formulé cette proposition. «Les Suisses allemands n'ont toujours attendu qu'une seule chose: qu'il y ait moins de spectateurs que chez eux pour créer la polémique», se marre-t-il.
Vingt ans plus tard, la lutte d'influence entre Alémaniques et Romands (et inversement) est toujours palpable: en mars 2021, La Tribune de Genève ne voyait pas très bien au nom de quoi le prestigieux Suisse-Italie, qualificatif pour le Mondial 2022 au Qatar, se déroulerait à Bâle plutôt qu'à Genève.
Il faut souligner que les francophones avaient été échaudés par une fausse information parue dans Blick les jours précédant cet article. Le quotidien alémanique avait raconté que la Nati ne reviendrait pas de sitôt en Romandie puisque la pelouse des Servettiens deviendrait synthétique (un revêtement sur lequel l'équipe nationale ne souhaite pas évoluer), ce qui s'est révélé inexacte.
Si le match du 5 septembre entre la Suisse et l'Italie s'était finalement tenu au Parc Saint-Jacques (0-0), Genève et sa verte pelouse avaient par la suite hérité de la rencontre face aux Nord-Irlandais, le 9 octobre 2021.
Certains y avaient toutefois vu le signe supplémentaire de ce qu'ils considèrent de longue date comme un mépris: jusqu'en 2019 et un rendez-vous important contre l'Irlande, le stade de Genève n'avait jamais accueilli de vrai «gros match» à enjeu. Il avait bien sûr reçu l'Italie, la France, la Belgique ou les Pays-Bas, mais chaque fois en amical. Les seules rencontres qualificatives que l'Association suisse (ASF) lui avait concédées se résumaient à des matchs contre la Lettonie, la Moldavie, l'Albanie et Chypre. Pas de quoi attirer les foules. Et pourtant: il y avait du monde contre la Moldavie en 2009, ce que n'avait pas manqué de souligner la Radio télévision suisse (RTS) (à sa façon) sur son site internet:
Avec le temps, le Genevois Eric Lafargue a acquis la certitude que sa ville était lésée dans le choix des matchs attribués en Suisse romande par l'ASF. «J'ai le sentiment qu'on nous a toujours donné des miettes pour qu'on arrête de rouspéter.» Ce photographe de sport bien connu ne souhaite pas pour autant faire du stade de Genève le domicile de la Nati. Selon lui, la sélection nationale doit disputer la plupart de ses matchs importants à Berne. Punkt schluss. «Parce que c'est la capitale et que c'est central, donc que ça permet au plus grand nombre de Suisses de venir au match.»
Cette thèse est aussi défendue par Gabet Chapuisat et par Johan Lonfat (en 2004). Mais elle ne peut se concrétiser puisque Young Boys a fait le choix du synthétique. Le Parc Saint-Jacques de Bâle apparaît ainsi comme le premier choix, puisqu'il est celui qui permet d'accueillir le plus de spectateurs (38 500) donc de générer le plus de bénéfices, à tout le moins quand le stade est plein. Car le 2 septembre 2021 contre la Grèce, il n'y avait que 3500 fans en tribunes.
De quoi relativiser le malaise qui avait suivi Suisse-Slovénie en 2004 sur sol romand. Les dirigeants de l'ASF avaient moyennement apprécié la maigre affluence (7500 spectateurs) et ne s'étaient pas gênés pour le laisser entendre. Le Temps avait même titré, deux jours plus tard: «L'affluence de Suisse-Slovénie révèle un problème romand». Les francophones avaient interprété ces remarques comme une menace, si bien que chaque match à Genève est devenu par la suite une sorte de test à passer pour prouver au reste du pays que la Romandie savait aimer et encourager l'équipe nationale.
Le stade de Genève a pourtant très vite trouvé son public, et donc sa place dans le calendrier international. Il s'est imposé comme le lieu de rassemblement des supporters francophones de la Nati, au point que Michel Pont l'a rebaptisé «Stade de Romandie» en 2007, considérant l'enceinte comme «un îlot face à sept villes germanophones».
Ottmar Hitzfeld a toujours aimé venir y jouer, jugeant la pelouse «excellente» (c'est l'une des plus belles du pays) et le soutien du public «très marqué». Une posture qui tranchait avec celle de son prédécesseur Köbi Kuhn, moins enthousiaste en 2003 avant Suisse-Albanie:
Köbi Kuhn avait été surpris: 26 000 spectateurs avaient garni les tribunes face aux Albanais, prouvant une nouvelle fois que les Genevois savent se mobiliser pour les belles affiches, mais qu'ils ne sont pas non plus les champions de la prélocation.
C'est la raison pour laquelle on ne saura que ce mardi soir, au coup d'envoi de Suisse-Israël, combien de spectateurs exactement assisteront à la partie. 11 000 billets avaient été vendus lundi, si bien que 15 000 personnes environ devraient être présentes pour encourager la Nati sur la route de l'Euro 2024 en Allemagne.
Adaptation d'un texte paru le 8 octobre 2021 sur watson.