«Il n’y a vraiment rien ici. Rien du tout! A part internet.» Mon nouvel ami journaliste géorgien fume une grosse cigarette (mal) roulée devant le centre des médias de la Genève internationale. Il est tout sourire mais bien marqué sous les yeux. Le mec arrive de Bruxelles, où s’est déroulé le sommet du G7 quelques jours auparavant. Il tire une taffe et se demande un peu ce qu’il fait ici. «Car là-bas non plus, il n’y a rien», clame-t-il en pointant du doigt l’autre côté du lac, direction le parc La Grange où se déroule la rencontre entre Vladimir Poutine et Joe Biden.
Comme moi, il est accrédité pour le sommet entre Vladimir Poutine et Joe Biden. Mais on n'a pas accès à grand-chose. «Tu bosses pour un média suisse?», me demande-t-il. Oui. «Alors tu n’auras pas accès à la conférence de presse de Joe Biden, elle est réservée aux médias américains. Tu n’auras pas non plus accès à celle de Vladimir Poutine, elle est réservée aux médias russes.» Très bien, je me contenterai d’aller voir mes amis helvètes. Là, par exemple:
Le sommet Poutine-Biden, c'est ça. Il draine un grand nombre de journalistes, badauds et curieux, mais personne ne sait ce qu’il se passe vraiment. Bien sûr, tout le monde scrute chaque mouvement, chaque véhicule blindé, chaque hélicoptère qui survole le lac. Mais derrière les barrières (bien) gardées par la police et l'armée. Au fil des heures, on apprend que (liste pas du tout exhaustive):
Earlier today in #Geneva: Foreign Minister Sergey Lavrov and #Putin's special envoy on #Ukraine Dmitry Kozak dine at an open-air spot in their hotel pic.twitter.com/hjUPLsNsWD
— Maxim A. Suchkov (@m_suchkov) June 15, 2021
Mais qu'apprend-on de vraiment primordial? Que sait-on des discussions entre tous les dirigeants qui se rencontrent quelques heures aujourd'hui? Pas grand-chose, en réalité. Un petit bout de programme. Un ordre du jour. Nous sommes dans l’oeil du cyclone, mais le vent ne souffle pas. On sait tout, mais on n’apprend rien. La frustration de l'instant historique qu'on ne tutoie que par les marges. Ce côté reality show qui, paradoxalement, fascine.
On repose la question: à quoi bon être là? A l’intérieur du centre de médias, on croise Magdalena Mactas, une journaliste indépendante d’origine espagnole qui collabore avec différents médias, comme Clarín en Argentine. Elle est aussi anthropologue.
Son analyse: Il n’y a pas que la rencontre elle-même. Il y a tout ce qu’il y a autour, dans cette Genève symbole de paix. «A un moment de l’histoire où les discussions multilatérales sont crispées, c’est très intéressant. C’est aussi pour cela que les deux présidents ont choisi de se rencontrer ici.»
La technologie au 21e siècle permettrait à tout le monde de rester chez soi et de couvrir le sommet depuis son canapé. Même au centre des médias, l’écran géant diffuse en direct ce qu’on pourrait regarder depuis notre laptop sur une terrasse. «Mais ce n’est pas la même chose!»
Elle a raison Magdalena. Une fois les tenants et les aboutissants géopolitiques annoncés, commentés et décryptés, c’est l’heure de meubler autour de ce sommet historique. Et Genève a été scrutée comme jamais.
Les deux hôtels qui accueillent les délégations ont été éventrés pour tutoyer leurs entrailles. L’histoire de la Villa La Grange n’a plus de secret pour personne. Faut-il mettre de l’antidérapant sous le tapis que fouleront les deux chefs d’Etat? Les feux de signalisation vont-ils clignoter en orange au passage des convois? Qui s’occupe des fleurs, des chaises, des drapeaux, des toilettes, du dessert et de la sécurité? À quelle heure le président américain a-t-il prévu de se lever ce matin? Pas un seul responsable de secteur n’a été oublié dans les reportages.
Les journalistes américains à la découverte des petits bistros locaux https://t.co/FgoSWYIZRU
— Boris Busslinger (@BorisBusslinger) June 15, 2021
On sait tout. Sauf le principal. Un peu comme en amont du Paléo Festival avec les bénévoles, le responsable des objets trouvés ou les caprices de Céline Dion avant son concert: raconter les contours d'un moment fort. Sauf qu’à Paléo, on pourra bel et bien écouter Céline Dion sur scène. Ici, pas moyen d'assister à la discussion entre Poutine et Biden.
Mais, frustration ou non, le symbole semble suffisant. Montrer, dire et écrire qu’on est sur place, c’est d’une valeur inestimable:
De retour dans la grande salle de conférence du centre, Mohamad El Hajji vient de finir un statement en direct pour la télévision Alaraby. «Il est indispensable d’être ici. Cela légitime notre discours, ça montre qu’on est là, même si nous n’avons pas forcément d’informations particulières», raconte-t-il.
Lors de la rencontre entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, 3500 journalistes s’étaient rendus à Genève pour couvrir l’événement. Sans internet, il fallait assurément être là. Il faut toujours être là: internet, bien heureusement, ne fait pas tout.