Une lampe de chevet, ce n'est pas une étagère. Tenez, par exemple, les Français se jettent, en ce moment, sur les pots de moutarde et l'huile de tournesol. Plus universel, à l'orée d'une certaine pandémie, les placards d'une bonne partie de la planète s'étaient retrouvés insonorisés par des tonnes de rouleaux de PQ, soulevés par la seule force de nos angoisses communes. «La peur du manque va attiser le désir d’accumuler. Il s’agit là d’un comportement tout à fait basique qui est proche de l'instinct de survie», racontait le psychiatre Jérôme Palazzolo, au Monde, il y a six ans. «Il suffit de voir à la télévision des personnes se ruant vers des stations-service en pénurie d’essence pour que l’on ressente le besoin de les imiter.»
Or, on a beau flipper, se préparer au pire ne fonctionne pas à tous les coups.
Pour nous, quidams disposés à tuer père et mère pour brancher un iPhone, difficile de défier une panne de courant au moyen de quelques ampères sagement entassés à la cave. A la peur de manquer s'invite donc un sentiment d'impuissance passablement sournois. N'est-ce pas Fanny Parise?
Fanny Parise est anthropologue et spécialiste de l’évolution de nos modes de vie. Et quelle évolution! Quelques premiers échanges au bout du fil avec cette chercheuse associée à l'Université de Lausanne (Unil) suffisent à nous rappeler que la peur panique d'une coupure de courant n'est rien sans le capitalisme et l'idée, grièvement technologique, d'un avenir meilleur. «Dans d'autres régions du globe, les coupures sont courantes, parfois même instaurées de manière naturelle à différents moments de la journée. Je vous assure qu'on s'y fait. Chez nous, l'énergie est un sujet passablement émotionnel et symbolique, indissociable d'un quotidien sécurisé et confortable.»
Fiat lux et facta est lux, disait l'autre. La faute, notamment, à la notion de toute-puissance que trimballe le mot «énergie». Qu'elle soit fossile, solaire, musculaire, créatrice ou sexuelle. Jusqu'à la fameuse énergie du désespoir. L'étape suivante? C'est la chute, la faiblesse, la vulnérabilité. La puissance, c'est super... tant qu'on en a. Demandez à Stella, l'héroïne passablement chargée de la série The boys.
Cette angoisse de manquer de jus est d'ailleurs régulièrement empoignée par les nanars catastrophistes hollywoodiens. Vous savez, ces milliers de fenêtres d'appartements, vues du ciel, qui disparaissent à la manière d'un domino jaune pisse, de préférence dans une mégapole, et qui préfigurent (forcément) la fin brutale et définitive de l'humanité.
Sans surprise, nous sommes peu à peu devenus des bestioles domestiques, bouffant des chips comme des croquettes, craignant de devoir nous résoudre à dévorer le voisin tout cru au beau milieu d'une jungle menaçante et à la lueur d'une bougie. (Pour autant que la Migros ne soit pas en rupture de stock.) Même la Confédération, dans des simulations qui glacent le sang, prévoit une centaine de morts, des violences, des pillages et des blessés par milliers en cas de pénurie majeure.
Et la menace est désormais brandie, avec plus ou moins de trémolos dans la voix, par une ribambelle de politiques et d'économistes européens.
D'autant que les raisons de s'inquiéter d'un manque d'électricité cet hiver... ne manquent pas. La susceptibilité de Vladimir Poutine face aux sanctions internationales, les nombreuses centrales françaises au chômage technique, la difficile transition énergétique ou encore cette partie de Monopoly tendue comme un slip, engagée depuis plus de dix ans par tous les pays d'Europe, dans l'espoir de maîtriser les différentes sources d'approvisionnement. Le tout, entre serrages de coudes aux frontières et production indigène.
Or, si des périodes de restrictions ciblées risquent effectivement de se frayer un chemin jusqu'à nos contrées au début de l'hiver, le célèbre black-out est (pour l'heure) bien peu probable. D'autant que depuis l'ampoule d'Edison, les coupures de courant, aussi graves fussent-elles, n'ont jamais dépassé la petite poignée de jours. Ce sont donc avant tout nos angoisses qui font que des sujets comme celui-ci quittent rarement le haut du classement des articles les plus lus:
Un sentiment d'impuissance qui n'est pourtant pas qu'une bête impression. Ce n'est pas un scoop, la sérénité énergétique de la population est pendue aux lèvres de ceux qui sont chargés de prendre les bonnes décisions politiques, économiques, stratégiques. «Il faut effectivement inverser peu à peu le rapport de force. Les individus doivent être en mesure de se réapproprier leur lien à l'énergie.»
Aïe, on voit venir Fanny Parise: et donc renoncer à quelques morses de ce sacro-saint confort qui nous a transformés en véritables toxicos de la prise électrique? «Oui, mais sans forcément sombrer dans un fantasme de totale décroissance. L'âge de pierre, c'est terminé. Or, tout renoncement, aussi minime soit-il, est toujours invariablement perçu comme quelque chose de très négatif. Ce n'est pas vrai. C'est ce sentiment, qui tient de l'illusion, qu'il faut doucement modifier.»
Ce sont notamment nos phobies de régressions industrielles et culturelles qui offrent ses turbulences à la célèbre, mais très débattue, transition énergétique. Il est peut-être temps de ranger les Lumières dans nos cœurs et de tamiser (un peu) les craintes de voir tout s'écrouler autour de nous, sous prétexte qu'il faudra peut-être un jour penser à recharger l’iPhone avant l'extinction des feux de l'après-midi. «Nous sommes arrivés à la limite d’un système. Il y en aura d'autres.»