A deux semaines de la votation «Pour des soins infirmiers forts», elle dit ne plus ressentir de colère. Juste une tristesse étrangement familière qui a pris le dessus au fil des mois. Cette mélancolie qui embue souvent le rétroviseur de ceux qui abandonnent une vocation.
Sophie* a été infirmière aux urgences du Centre hospitalier universitaire vaudois (Chuv) suffisamment longtemps pour en parler comme d'un vieux pote qui vous tire dans le dos. Un machin qui ronge, «à force de ne pas être considérée, écoutée, soutenue». Aujourd'hui, et à l'orée d'une reconversion qui devrait lui éviter de «mourir à petit feu», cette professionnelle de la santé est pessimiste pour ses collègues. «Je voudrais croire très fort que les revendications des petites mains en blouse blanche seront entendues, mais autant croire au Père Noël.»
Pas un seul grain de rancoeur dans sa voix. Sophie dresse calmement le constat que son métier prend l'eau depuis plusieurs années et que rien n'est réellement entrepris pour que les employés ne coulent pas à pic. «Je ne suis pas la seule à avoir craqué. L'absentéisme est grandissant, et beaucoup changent de métier. La pandémie n'est qu'une goutte d'eau qui a révélé un océan de dysfonctionnements». Elle interrompt soudain son explication pour préciser que tout n'est pas complètement négatif dans cette crise Covid. Que le Chuv a globalement bien géré la pandémie. C'est plutôt dans les petits détails que se planquent les grandes lassitudes.
Sophie n'a jamais réclamé le compte en banque d'Elon Musk ou une couronne de fleurs chaque matin dans son casier. Mais peut-être une tape sur l'épaule entre deux coups de stress, une poignée de mercis sans autres formalités et une prime Covid tant débattue, mais toujours dans un tiroir. «Plus qu'une reconnaissance, je crois qu'une rémunération décente, c'est une validation de notre souffrance.»
Ce n'est pas un scoop, les infirmières comme Sophie enchaînent des shifts de nuit et de jour, se mangent douze heures de boulot saupoudrées de petites respirations, croisent leur famille en coup de vent et encaissent quotidiennement la mort, la douleur, le sang, la solitude, les larmes et l'angoisse des patients. «J'ai choisi ce métier et j'ai choisi sa dureté. Je n'ai pas choisi ces conditions de travail.»
La décision de quitter le métier, Sophie l'a prise les yeux grands ouverts: elle ne veut pas être là quand un drame, un mort ou une erreur irréparable surgira d'un manque mathématique d'effectifs. Et la pandémie de Covid-19 lui a offert un aperçu des limites humaines. «Nous avons eu peur de mourir nous aussi, au début. Aucun épidémiologiste n'est venu nous expliquer le virus. On nous disait que les sur-blouses n'étaient pas nécessaires, puis les gants non plus. Que le masque chirurgical avait soudain une durée de vie plus grande que d'ordinaire. Et nous étions tellement peu nombreux au front.»
Mais au-delà de cette déstabilisante élasticité des certitudes sanitaires, c'est encore une fois dans les petites rainures de la besogne qu'elle s'est cognée contre un essaim de fatigues. Celles, plurielles, de tous ses collègues.
Une agressivité qui s'est peu à peu répandue chez les patients. Confinement, mesures sanitaires, incertitudes, crise économique, pour Sophie les raisons ne manquaient pas et elle peut comprendre. «Mais ils étaient de plus en plus ingérables aux urgences. On devait leur dire de mettre le masque sur le nez, ils nous aboyaient dessus à la moindre contrariété, plus personne n'avait de patience.»
Et Rebecca Ruiz, ministre vaudoise de la Santé, elle en a pensé quoi durant cette crise? «J'imagine bien que son métier est tout aussi compliqué. Mais je l'ai trouvée un peu maladroite quand elle parlait du personnel de santé. On nous a très vite affichés comme des super-héros que nous ne sommes pas, pour nous abandonner progressivement à nos tâches.»
Aujourd'hui, Sophie a repris des forces et voit en l'avenir une première salve de sérénité. Elle quitte le front, mais ne lâche pas tout à fait la profession. Pas question donc d'ouvrir un food-truck ou d'investir dans le bitcoin. «Je me suis dit que je pouvais me lancer en oenologie, mais je risquais de boire tous les vins qui me passeraient sous le nez!» Elle se marre au bout du fil. Voilà peut-être déjà un petit morceau de reconversion.
* Sophie est un prénom d'emprunt
Cet article a été publié une première fois dans le cadre de la grève d'une partie du personnel du Chuv en juin dernier.