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Wanted: la nuance

Bertrand Kiefer: «Le respect d'autrui est un prérequis de la nuance»

Bertrand Kiefer, directeur et rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse
Bertrand Kiefer, directeur et rédacteur en chef de la Revue Médicale SuisseImage: Shutterstock
Wanted: la nuance

Bertrand Kiefer: «Le respect d'autrui est un prérequis de la nuance»

Touche-à-tout, le médecin, théologien, philosophe et journaliste romand Bertrand Kiefer l'est assurément. Patron de la «Revue médicale suisse», il se trouve aux premières loges du traitement du Covid par la science et la presse. Parlons nuance.
14.04.2021, 20:3905.07.2021, 15:21
Jonas Follonier
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Pourquoi on parle de la nuance?

Dans cette nouvelle série, watson soumet la notion de nuance à des personnalités francophones œuvrant dans des domaines au cœur de l'actualité qui pourraient en manquer (en tout cas au premier coup d'œil). Covid-19, écologie, politique, égalité, réseaux sociaux. Jean Birnbaum, journaliste au Monde, a publié un essai en mars et il aimerait que nous retrouvions «Le courage de la nuance». Travaux pratiques!

La question à chaud, ou plutôt à froid. Quelle est votre définition de la nuance?

J’apprécie beaucoup la défense qu’en fait Jean Birnbaum. Comme lui, je suis pour un apaisement et une rationalisation du débat public. En même temps, comme lui, je pense que du consensus mou, il ne sortira rien. Or, avant d’avoir le courage de la nuance, que Birnbaum appelle de ses vœux, je pense qu’il faut avoir la capacité de la nuance. Je vois deux prérequis à une discussion nuancée. Le premier est à l’égard d’autrui: je ne m’en prends pas à l’autre. Le respect de la personne est une nécessité qui précède la nuance. Le second prérequis est à l’égard de soi-même: si l’on n’accepte pas ses erreurs, les limites de sa pensée, on ne peut pas être nuancé. Ce ne sont pas là des techniques. La nuance suppose plutôt une certaine modestie de base et un travail continu. Lorsqu’on présente une opinion, ce n’est pas l’opinion en tant que telle qui détermine si elle est nuancée ou non, c’est tout le chemin pour y arriver et la manière dont on l’exprime et dont on la défend.

Vous avez écrit: «Ce que la pandémie rappelle sans cesse, c’est que, de l’existence humaine, de ses limites biologiques, de son devenir, rien n’est assuré. [...] Ne nous reste que la décision courageuse de penser l’humain, sans cesse». Y a-t-il suffisamment de personnes qui pensent l’humain durant cette crise?

Ce qui est sûr, c’est qu’on ne le pense pas suffisamment. On devrait prendre chaque question dans tout ce qu’elle peut avoir comme angles et comme implications. Et essayer de comprendre comment et pourquoi l’autre pense autrement que soi-même. Avec cette crise, il y a une grande incertitude qui s’installe un peu partout, sur l’espace – on est coincé, on ne sait pas si on pourra partir en vacances – et sur le temps – on ne sait pas quand les restaurants rouvriront, ni quand finira toute cette histoire. Et on ne sait pas non plus l’importance de cette incertitude: jusqu’où cette crise annonce-t-elle quelque chose de différent? Devant cette incertitude radicale, la plus haute depuis longtemps, nous aimons, en tant qu’êtres humains, qu’on nous serve des certitudes. Le problème, c’est qu’elles sont des espèces d’utopies qui finissent toutes par se casser la figure – et ça fait mal. Il faut défaire cette promesse d’absolu. La nuance est un moyen d’y parvenir.

Il est intéressant que vous ayez associé la nuance à l’art de la discussion. Birnbaum parle d’un certain art de l’amitié, qu'il estime menacé. Faites-vous le même diagnostic?

Oui. Je trouve qu’à une époque troublée, où les discussions deviennent plus importantes que jamais, nous devons coûte que coûte apprendre à dialoguer de façon constructive. On confond trop le débat avec la compétition. Le but désormais, quand quelqu’un se rend à un débat contradictoire, c’est que les gens disent qu’il a gagné. Or, il ne devrait pas y avoir de vainqueur. L’enjeu d’un échange, contradictoire ou non, c’est de faire avancer la réflexion. Le lecteur, auditeur ou spectateur qui assiste à cet échange doit pouvoir se dire à la fin: Il y a des choses que j’ai comprises que je ne comprenais pas avant. Et puis, le but d’un débat est que chacun puisse ensuite se construire une pensée singulière, un esprit critique, et non pas adhérer à un discours ou à un autre.

«Vraiment écouter un débat, c’est se dire qu’on va peut-être changer d’opinion à la fin, ou mieux formuler son avis»
Bertrand Kiefer, médecin, théologien et homme de presse

Vous nous mettez aussi en garde contre l’immédiateté des infos. Votre revue est hebdomadaire. Le rythme d’un média joue-t-il un rôle dans la nuance qu’il est capable d'apporter dans son regard sur le monde?

Totalement. Le rythme médiatique, et celui de notre société de manière générale, n’est sans doute pas propice à la nuance, et en tout cas pas à la science. La science, ce n’est pas exactement le vrai, c’est le falsifiable. Cette recherche, qui repose sur la réfutabilité, demande du temps. On est donc à toujours en train d’explorer des hypothèses, par exemple concernant les nouveaux variants, et les résultats n’arrivent pas instantanément. Du reste, en science, le discours nuancé est très important: pendant de nombreux mois, il était tout à fait légitime de se demander si l’hydroxychloroquine était efficace ou non. Maintenant, après un grand nombre d’études, nous savons qu’elle ne l’est pas. Nous nous trouvons à un moment de l’histoire où les réflexions scientifiques sont mises en avant, alors qu’avant, elles étaient confinées au domaine des scientifiques. Une certaine pédagogie doit aller de pair avec cette nouveauté. Il faut ralentir cette folie de l’amas d’informations qui à la fin ne veut plus rien dire tellement il y en a.

Vous vous en prenez souvent aux réseaux sociaux. Or, ils ont permis à beaucoup de personnes de s'exprimer publiquement. En quoi peuvent-ils être problématiques?

A cause des algorithmes de ces réseaux, on se retrouve peu à peu avec ceux qui pensent comme soi-même. Ça, c’est pour ce qui est des opinions. Il y a aussi la question des domaines d’intérêts: on ne se rend pas compte de problèmes plus globaux auxquels on ne pense pas forcément soi-même. De grandes questions, telles que le but de nos existences, notre rapport à la nature, le rôle de la technologie sont éludées. Or, il faudrait aller creuser nos a priori. Mais il nous manque surtout une ouverture aux points de vue des autres. Chaque être humain est une espèce de monde; chaque être humain voit la réalité de son point de vue. C’est d’ailleurs comme ça que le regarde la médecine: le patient, dans sa souffrance, a toujours raison. Il s’agit alors de comprendre pourquoi il souffre.

En tant que rédacteur en chef d’une revue, vous devez avoir en tête l’exigence de qualité et la recherche de lecteurs. Arrive-t-il à ces deux objectifs de s'affronter?

L’avantage, dans une revue scientifique, c’est que le lecteur est réputé chercher une certaine exigence scientifique et être sensible au fait qu’une revue puisse dire, doive dire: «On s’est trompés». On n’est donc pas dans une course au spectacle. Or, vous avez raison, même un journal scientifique doit réfléchir à ses lecteurs. L’information, ce n’est pas juste transmettre un savoir, c’est essayer de parler à l’intelligence au moyen de quelque séduction. Quand ça devient problématique, c’est quand la séduction prend le dessus sur l’intelligence.

Faites-vous encore preuve de nuance en écrivant: «Le projet des Lumières [...] était que l’homme se rende maître et possesseur de la nature. L’échec est patent»? Les Lumières, c’est aussi et surtout la possibilité de penser par soi-même, au moyen de sa raison, non?

Effectivement, j’ai manqué de nuance. En réalité, c’est un effet de rhétorique. Je suis certainement un homme des Lumières. Mais on en voit aujourd’hui les limites. Nous sommes des nains juchés sur les épaules des Lumières et sommes appelés à les dépasser, à penser au-delà. Le grand enjeu est notre rapport au progrès. Avec la pandémie, nous nous rendons compte par exemple de l’existence et de la fragilité de la biodiversité, des écosystèmes. Moins arrogante que celle du progrès «traditionnel», c’est d’une vision d’harmonie, d’équilibre dont nous avons besoin si nous voulons survivre.

Le courage de la nuance
Jean Birnbaum (Seuil, 2021)
1948, Albert Camus: «Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison». Une phrase qui est plus que jamais d'actualité, à l'heure des réseaux sociaux et des sujets de plus en plus clivants. Et ça tombe plutôt bien puisque le journaliste du Monde Jean Birnbaum s'est donné pour mission de questionner la place de la nuance dans notre société, dans un essai paru fin mars. Le pitch? Relire de grandes plumes «qui ne se sont pas contentées d’opposer l’idéologie à l’idéologie, les slogans aux slogans» et les catapulter à notre époque. Au programme, Albert Camus, George Orwell, Hannah Arendt ou encore Roland Barthes. Par ce bouquin, Jean Birnbaum voudrait retrouver le courage de penser que «dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance».
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