C'est quoi votre définition de la nuance?
Virginia Markus: Je dirais que c'est une réflexion sur une position. Qu'elle soit politique ou philosophique. Une forme d'ouverture sur la réalité de l'autre qui nous permet de mieux la comprendre.
Depuis que la justice s'est mise en travers de votre chemin, vous avez fait un pas de recul et vous œuvrez dans un sanctuaire pour animaux que vous avez monté. C'est là que se cache la nuance chez Virginia Markus?
Je ne sais pas si c'est de la nuance. Je me suis réorientée plutôt, et bien avant mon procès. A un moment donné, je me suis dit «soit tu continues à te battre au front pour finir invariablement en prison, soit tu changes de rôle en t'occupant des animaux qui ont échappé à la mort». Je ne veux plus tenter de convaincre qui que ce soit, je préfère laisser aux animaux la possibilité de toucher eux-mêmes le coeur de ceux qui viennent à leur rencontre au sanctuaire. Ils y parviennent bien mieux que moi!
Donc votre lutte s'est soldée par un échec?
Les livres que j'ai écrits, les actions menées et la présence médiatique ont sans doute amené certaines personnes à changer leur point de vue sur le bien-être animal. Mais, ma lutte, finalement, on s'en fiche. C'est l'animal qui compte. Et à ce niveau là, malheureusement, on ne peut pas du tout dire que c'est gagné.
L'idée même de la nuance n'est-elle pas au final l'anti-thèse du cahier des charges du militant ou de l'activiste?
Oui, je pense. On peut ouvrir le dialogue dans bon nombre de domaines, mais à un moment donné il faut choisir son camp. Se positionner. Et un militant ne peut pas négocier avec une personne qui opprime consciemment. L'exemple frappant, c'est celui du consommateur qui se dit sensible aux animaux et qui fait le choix de diminuer sa consommation de viande. C'est peut-être une manière d'être modéré, nuancé, mais c'est toujours consciemment accepter qu'une ou deux fois par semaine, des animaux sont tués pour son plaisir gustatif. Du point de vue des victimes, la nuance est problématique.
Jean Birnbaum reproche «aux intellectuels engagés leur incapacité de considérer que l’autre, et parfois même l’ennemi, puisse avoir raison». Est-ce qu’un bon activiste est forcément un activiste borné?
Non, j'étais déterminée, mais je n'étais pas bornée. Parce que, si on reste dans le domaine de la violence faite aux animaux, je sais très bien que certains éleveurs sont eux-mêmes coincés dans une situation complexe. Une partie d'entre eux n'aiment pas faire souffrir celles et ceux qu'ils exploitent, et je peux compatir un bout pour ces gens-là. Mais sur le fond, on ne pourra jamais s'entendre. C'est là, notamment, que la nuance disparaît dans le militantisme.
Si on vous écoute attentivement, on se dit que débattre autour d'une table, pour un militant, c'est inutile...
Je crois que le débat est utile pour ceux qui l'écoutent ou le suivent, pas pour ceux qui le nourrissent autour de la table et dont les positions sont irréconciliables. Ce n'est pas pour rien que je me suis retirée des débats.
«Le courage de la nuance, c’est de concilier l’indignation radicale avec une forme de lucidité». C'est vraiment compatible?
Bien sûr! Et ça doit aller ensemble! Radical, ça ne veut pas dire irréfléchi. Etre radical, c'est aller à la racine d'un problème, l'analyser et agir en conséquence.
Albert Camus, cité par Jean Birnbaum, disait il y a plus de 70 ans déjà que «nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison». De quelle manière une activiste fait-elle son auto-critique?
C'est jamais un exercice facile, mais c'est fondamental. Je dirais... en écoutant les critiques constructives et pas les lynchages gratuits? Même si elles sont rares, des remarques pertinentes pouvaient par exemple m'amener à repenser mes méthodes. Le message ne changeait pas dans le fond, mais la forme pouvait évoluer.
Plusieurs avis sur l'essai de Birnbaum estiment qu’appeler à plus de nuance, c’est un moyen de conserver le pouvoir sur ceux qui voudraient faire bouger les choses. On imagine que vous validez ce postulat?
Je rejoins ça, oui. C'est quand même souvent les personnes disposant de privilèges qui prônent la modération ou la nuance. Simplement, parce qu'elles n'ont pas fait l'expérience de l'oppression et que pour elles la notion d'urgence, et donc de radicalité, est abstraite. Si on considère les activistes comme des «extrémistes», c'est parce que ces personnes font l'exercice de l'empathie envers les populations qu'elles défendent et qui vivent cette urgence vitale. De manière plus globale, malheureusement, notre civilisation s'est construite dans la confrontation: les riches contres les pauvres, les humains contre les animaux, les blancs contre les noirs, les hommes contre les femmes. Un peu à l'image de spectateurs dans une pièce de théâtre, c'est à nous de prendre du recul, de picorer ce qui correspond à notre échelle de valeurs, pour mieux comprendre la radicalité ou la nuance d'ailleurs.
Vous parvenez à tutoyer la nuance au quotidien?
Ça dépend. Il faut dire que la nuance est aussi une notion dangereuse. Si on prend par exemple le cas des violences sexuelles, être nuancé ça voudrait dire remettre en question les propos de la victime qui dénonce et donc prendre le parti, quelque part, de la personne qui a violé. C'est d'ailleurs pareil lorsqu'on parle des animaux et qu'on se met à la place d'un cochon à l'abattoir. Selon moi, il y a des sujets sur lesquels il est très délicat d'être nuancé. En revanche, et j'ai toujours essayé de le faire, ce n'est pas parce que je défends les animaux que je ne peux pas entendre la réalité des éleveurs.
Notre société manque-t-elle de nuance?
Les camps s'affrontent et ne font pas l'effort d'aller vers l'autre. Je pense surtout qu'en ce moment, c'est exacerbé par la situation politique et évidemment, par les réseaux sociaux. Tout le monde se positionne sur tout, tout le temps, sans avoir les outils nécessaires pour comprendre. Il est là le danger, selon moi, aujourd'hui.