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Poutine accuse l'Ukraine de génocide: la vérification des faits

Pour justifier sa guerre, Poutine accuse l'Ukraine de génocide: a-t-il raison?

Les autorités russes affirment que les soldats ukrainiens ont commis, depuis 2014, des crimes de guerres dans les provinces séparatistes. Est-ce vrai? Nous avons décrypté la situation.
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10.04.2022, 11:1310.04.2022, 23:22
Daniel Huber
Daniel Huber
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Des milliers de civils et de soldats ont perdu la vie depuis l'invasion russe de l'Ukraine. Des millions d'Ukrainiens sont en fuite. De grandes villes comme Marioupol ou Kharkiv sont en ruines. Et la fin de la guerre, que le Kremlin continue d'appeler «opération militaire spéciale», n'est pas en vue.

Le président russe Vladimir Poutine avait prononcé un discours peu après le début de l'invasion. Il y avait justifié l'incursion dans le pays voisin par la volonté de «protéger les personnes qui ont souffert pendant huit ans de mauvais traitement et du génocide de la part du régime de Kiev».

A cette fin, la Russie cherchera à «démilitariser et à dénazifier l'Ukraine et à traduire en justice ceux qui ont commis de nombreux crimes sanglants contre la population civile, y compris des citoyens russes».

Cette affirmation grave, qui vise à légitimer l'invasion de l'Ukraine par la Russie, correspond-elle à la vérité?

Le génocide en droit international

Le terme «génocide» a été inventé dans les années 1940 par Raphael Lemkin. C’était un avocat juif polonais et chercheur dans le domaine de la paix. En 1948, l'ONU a reconnu le génocide comme une infraction du droit pénal international dans la Convention des Nations unies sur le génocide. La résolution est entrée en vigueur en 1951 et a été ratifiée par 147 Etats jusqu'en 2015.

Sont considérés comme génocide les actes visant à détruire, directement ou indirectement, «en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel». Les meurtres de masse en font partie. La séparation des enfants de leurs parents qui mène à une éducation disjointe est également comprise sous ce terme. Le génocide est imprescriptible.

Pour empêcher ou mettre fin à un génocide, il existe l'instrument de la responsabilité de protéger (en anglais "Responsibility to Protect", R2P). Ce concept du droit international a été expressément reconnu par presque tous les Etats en 2005. Il vise à protéger les personnes contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l'humanité. Si un Etat n'est pas capable ou ne veut pas protéger lui-même sa population, la communauté internationale peut intervenir militairement en cas de nécessité. C’est le Conseil de sécurité de l'ONU qui décide de l'intervention.

C'est surtout après l'expérience de l'Holocauste que le génocide a été considéré comme un crime particulièrement odieux. Il est souvent décrit comme le «crime des crimes». Il s'agit donc d'une accusation grave qui peut également être instrumentalisée politiquement dans les conflits. La question de savoir si certains événements relèvent ou non du génocide fait souvent l'objet de vives controverses.

Poutine avait déjà parlé de «génocide» en 2015. Cela s’était passé un an après l'annexion de la Crimée et le début des affrontements armés entre les séparatistes prorusses et les troupes ukrainiennes dans le Donbass. Cette déclaration avait été faite dans le cadre d'un arrêt des livraisons de gaz ukrainien dans les régions occupées par les séparatistes:

«Imaginez que ces gens se retrouvent sans gaz en hiver. Non seulement il y aura une famine... Cela sent le génocide.»

Accusations russes

En décembre 2021, les troupes russes se massaient déjà à la frontière ukrainienne. C’est à ce moment-là que Poutine a réitéré l'accusation lors d'un entretien avec un journaliste proche du gouvernement: «Vous et moi savons ce qui se passe dans le Donbass. Cela ressemble à un génocide, comme vous l'avez dit». Et peu avant l'entrée des troupes russes, Poutine a déclaré le 15 février: «Selon notre évaluation, ce qui se passe aujourd'hui dans le Donbass est un génocide».

Un jour plus tard, un comité d'enquête russe a fait une annonce. Des fosses communes contenant des centaines de corps de civils russophones auraient été découvertes dans la région du Donbass. «Au moins 295 civils» ont été retrouvés et exhumés. Le comité a évoqué «le meurtre et les blessures de milliers de civils et de groupes russophones». Il en a attribué la responsabilité aux troupes ukrainiennes: les civils auraient été tués par des tirs d'artillerie ukrainiens en 2014. Il s'agit de fosses communes situées à cinq endroits. Quatre fosses se situeraient dans la République populaire de Louhansk (RPL) et une dans la République populaire de Donetsk (DNR). Toutes ces régions du Donbass sont contrôlées par les séparatistes prorusses.

FILE In this file photo taken on Sunday, June 5, 2016, Russia's Deputy Defense Minister Anatoly Antonov delivers his speech, at the 15th International Institute for Strategic Studies Shangri-la D ...
L'ambassadeur russe aux Etats-Unis, Anatoli Antonov.image: AP/AP

Peu après, l'ambassadeur russe aux Etats-Unis, Anatoli Antonov, a doublé la mise sur Facebook. Interrogé sur la déclaration des officiels américains remettant en cause le génocide des Russes dans le Donbass, il a répondu:

«Comment interpréter autrement le bombardement de zones résidentielles par les forces ukrainiennes au moyen de lance-roquettes multiples ou la découverte de fosses communes de près de 300 civils près de Lougansk (réd: Antonov a utilisé le terme russe pour Louhansk), tués uniquement parce qu'ils considéraient le russe comme leur langue maternelle?»

Le leader de la République populaire de Donetsk, Denis Pouchiline, a également soulevé cette accusation en février, citant des chiffres:

«Depuis 2014, 130 fosses communes contenant des victimes de l'agression ukrainienne ont été découvertes sur le territoire de la DNR.»

La majeure partie des défunts seraient des civils. «La plupart sont morts de blessures par balle, par des mines ou après avoir été frappés». Au total, près de 5000 personnes seraient décédées de mort violente dans la DNR depuis 2014.

epa09852015 Head of the Donetsk People's Republic Denis Pushilin (C) walks in downtown of Donetsk, Ukraine, 26 March 2022. On 14 March over the building of the Government House in the center of D ...
Denis Pouchiline, le chef de la République populaire de Donetsk. image: keystone

Les faits

Le génocide

La mission d'observation de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) enquête, avec l’accord de la Russie, sur la situation des deux côtés de la «ligne de contact» (c'est-à-dire la ligne de front) dans l'est de l'Ukraine depuis 2014. Elle mentionne dans ses rapports tous les morts et les blessés et ne voit pas de signes de génocide. Le même avis ressort également dans le rapport de septembre 2021 du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme (HCDH).

Les rapports de la mission d'observation de l'OSCE montrent que la majeure partie des victimes de la guerre dans le Donbass ont perdu la vie au cours de sa première phase. Il s’agit de la période entre 2014 et 2015. Par la suite, le nombre de victimes n'a cessé de diminuer, ce qui reflète le déroulement de la guerre. Depuis 2016, l'intensité des combats a baissé. Ceux-ci se sont de plus en plus limités à des tirs réciproques au-delà de la ligne de contact lors des innombrables violations du cessez-le-feu.

Column of vehicles of the OSCE mission lineup to leave Donetsk People Republic, the territory controlled by pro-Russian militants, near the Uspenka checkpoint toward Ukrainian-Russia border, eastern U ...
Convoi de voitures de la mission d'observation de l'OSCE dans le Donbass. image: keystone

Dès le début de la guerre, l'OSCE, le Conseil de l'Europe et le HCDH ont publié des rapports sur le conflit. Aucun ne conclut à un génocide. Le dernier rapport disponible de la mission d'observation date de septembre 2020. Il donne un aperçu synthétique: 161 civils ont perdu la vie entre le 1er janvier 2017 et la mi-septembre 2020. Le nombre de victimes est à peu près égal dans chaque camp. Près de la moitié des victimes sont mortes à cause de mines, de bombes non explosées et d'autres matériaux explosifs. Une autre question se pose. Comment les troupes ukrainiennes pourraient mener un génocide dans les régions séparatistes du Donbass, si elles sont contrôlées par les séparatistes?

S'ajoute à cela le fait que les actes de guerre ne constituent pas un indice de génocide du simple fait qu'ils font des victimes civiles. Pour que cet acte grave puisse être constaté, certains critères doivent être remplis. En premier lieu l'intention d'exterminer de manière ciblée un certain groupe de population. Ce n'est pas le cas dans le Donbass, comme l'a écrit The Insider. Ce magazine en ligne russe, spécialisé dans les enquêtes d'investigation, est considéré comme une organisation indésirable en Russie. L’entreprise a dû transférer sa rédaction à l'étranger, en 2021, suite à la déclaration de Poutine du 15 février.

«Quel groupe national, ethnique, racial ou religieux veulent-ils détruire dans le Donbass? Il y a deux grands groupes ethniques qui y vivent: Ukrainiens et Russes. Nous ne disposons d'aucune information sur une action qui viserait spécifiquement les membres de ces deux groupes. Les médias du Kremlin, notamment RT, font régulièrement état de victimes civiles dans les zones non contrôlées par l'Ukraine (...). Indépendamment de la véracité de ces rapports, aucun groupe en particulier n'est au centre de l'attention. Les rapports font généralement état de tirs qui touchent des civils aléatoirement». Les conditions de vie insupportables dans le Donbass sont une conséquence de la guerre. Rien n'indique qu'elles aient été délibérément créées dans le but de détruire physiquement des personnes.

Il n'y aurait pas non plus de rapports sur l'empêchement de naissances et le transfert forcé d'enfants, ni sur les déplacements obligatoires de la population. Les événements dans l'est de l'Ukraine ne correspondent donc à aucune des définitions du génocide reconnues par la Russie, constate le magazine.

Les fosses communes

En ce qui concerne les fosses communes mentionnées par le comité d'enquête russe, elles ont été découvertes entre août et octobre 2021. C’est ce qu’indique son rapport. Les victimes auraient été tuées durant l'été et l'automne 2014. Le chiffre de cinq fosses communes mentionné dans le rapport ne correspond pas à l'indication de Pouchiline. Il avait parlé peu avant de 130 fosses communes.

L'organisation de défense des droits de l'homme Truth Hounds documente les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité depuis 2014. Elle a notamment recueilli des informations sur les cinq fosses communes du rapport russe. L'ONG a analysé à cet effet les mentions de ces cinq sites datant de 2014 dans les déclarations officielles de la Russie. Elle a fait de même pour les républiques populaires de Louhansk et de Donetsk. Cette recherche s’est concentrée sur les médias, les réseaux sociaux et les témoignages de civils. De plus, Truth Hounds a consulté le département médico-légal de l'université de Bohomolets. Le but était de vérifier les données du rapport russe sur l'existence de ces tombes et l'implication des troupes ukrainiennes.

Lage der fünf von einem russischen Bericht erwähnten Massengräber im Donbass.
Emplacement des cinq fosses communes mentionnées par un rapport russe dans le Donbass. 1 : Snijné, 2 : Slovianoserbsk, 3 : Sokolohorivka, 4 : Vidnoje, 5 : Verkhnoschewyrivka. carte: GoogleMaps/watson
  • Snijné:
    La localité était sous le contrôle des séparatistes soutenus par la Russie depuis le début de l'été 2014. Le 15 juillet 2014, 11 civils ont perdu la vie dans un raid aérien. Les Russes en ont attribué la responsabilité à l'armée de l'air ukrainienne. Les Ukrainiens ont quant à eux indiqué qu'il s'agissait d'un avion inconnu. Ce n'est que dans ce cas que les forces ukrainiennes auraient pu, du moins en théorie, être impliquées dans une attaque contre la population civile, écrit Truth Hound. Pour le reste, elles n'étaient ni à Snijné même, ni à proximité de la localité.
  • Slovianoserbsk:
    Des attaques ukrainiennes ayant causés la mort de civiles près de Slovianoserbsk ont été recensées à deux reprises par les représentants de la RPL. C’est ce que révèle le Truth Hounds. Le 21 octobre, deux habitants du village de Sokolniki auraient été assassinés. L'armée de l'air ukrainienne aurait largué des tracts infectés par la tuberculose au-dessus du village. Après l'été 2014, les troupes ukrainiennes n'étaient plus présentes dans la région.
  • Sokolohorivka:
    Le village de Pervomaisk est situé au sud-ouest de Sokolohorivka. Il a été durement touché par des tirs d'artillerie ukrainiens, qui ont tué environ 200 civils en août 2014. Certaines de ces victimes ont probablement été enterrées temporairement dans une fosse commune à Sokolohorivka, car Perwomaisk était constamment bombardée. Le 31 août, des représentants de la RPL ont replacé les restes de 30 civils qui auraient été trouvés dans une fosse commune. Les troupes ukrainiennes ne se sont plus approchées de Pervomaisk et de Sokolohorivka depuis août 2014.
  • Vidnoje:
    Si une fosse commune a effectivement été trouvée dans ce village, il est très probable, selon Truth Hounds, que des morts de la partie sud de Louhansk, y aient été enterrés. Vidnoje n'apparaît, toutefois, jamais dans les médias ou dans les témoignages personnels avant novembre 2021. A l'époque, il avait été annoncé que 165 corps avaient été retrouvés. Selon la RPL, ils avaient été amenés depuis Louhansk et d'autres localités proches.
  • Verchnoschewyrivka:
    Dans ce village, les restes de 36 civils ont été retrouvés fin août 2021, selon la RPL. Là encore, ce n'est qu'à ce moment-là que le nom du village est apparu dans les rapports des médias prorusses. Aucun rapport n'a fait état de victimes civiles des troupes ukrainiennes à Verkhnoshevyrivka ou dans les environs.
epa09438722 Workers lower a coffin to a grave during a funeral ceremony of 30 civilians, who were exhumed from a mass grave a week ago near Irmino village not far from Pervomaysk in self-proclaimed Lu ...
Réinhumation de 30 corps prétendument trouvés dans une fosse commune à Sokolohorivka. image: keystone

Conclusion

L'affirmation avancée par la Russie selon laquelle les troupes ukrainiennes auraient commis un génocide dans le Donbass est sans fondement. L’existence des cinq fosses communes mentionnées dans le rapport du comité d'enquête russe n’est pas certaine. Elles ne constituent pas une preuve valable pour cette affirmation. Il n'est pas non plus certain que les corps enterrés aient effectivement été victimes des combats ukrainiens. Les troupes ukrainiennes n'ont, d’autant plus, contrôlé ces lieux que brièvement, voire jamais.

Il ne fait aucun doute que les attaques ukrainiennes, notamment les tirs d'artillerie, ont causé la mort de nombreux civils dans le Donbass. Il ne s'agit, toutefois, pas encore d'un génocide. Aucun meurtre ciblé de certains groupes ethniques ou définis d'une autre manière ne peut être constaté. Toute guerre n'est pas un génocide, même si elle fait des victimes parmi les civils. Des organismes indépendants comme le HCDH ou la mission d'observation de l'OSCE n'ont pas non plus constaté d'indices de génocide.

(Traduit de l'allemand par Julie Rotzetter)

Et maintenant, la vidéo touchante d'un chien qui retrouve son maître en Ukraine

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Un bâtiment en flammes après un bombardement russe, Kiev.
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