L'histoire commence il y a cinquante an jour pour jour, le 5 octobre 1972. Rue de Grenelle 84, à Paris. La salle dite «des Horticulteurs» fourmille d'un étrange brouhaha. Une réunion privée rassemble discrètement quelque 70 invités. Au-delà des murs de l'amphithéâtre, une France qui peine encore à se remettre du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Un paysage dans lequel l'extrême droite survit difficilement, moribonde, morcelée en petits groupuscules épars et dénués de poids politique.
Ce moment est crucial. Car, au cœur de cet amphithéâtre bouillonnant, un nouveau parti s'apprête à voir le jour. Son nom? Le Front national pour l'unité française. Abrégé «FNUF». Bientôt raccourci en «FN». Par commodité.
Les heureux parents? L'Ordre nouveau. Un mouvement qui rassemble tous azimuts anciens SS, poignées de pétainistes et de nostalgiques du régime de Vichy. Mais aussi quelques néonazis ou d’anciens militants de l’Algérie française. Bref, un melting pot de personnalités pour le moins infréquentables. Hétéroclite, cette assemblée possède au moins une force: la volonté de faire son entrée dans l'arène électorale - et ce dans les formes, s'il vous plaît. Pour cela, il faut un parti politique.
L'Ordre nouveau a besoin d'un visage - respectable, à choisir - pour incarner ce renouveau. Son choix se porte donc sur un ancien député et parachutiste de 44 ans qui a combattu durant la guerre d'Algérie. Il faut dire qu'il a d'innombrables atouts: un certain talent d'orateur, un carnet d'adresses bien fourni, une expérience politique relative et surtout, une image de «modéré», indispensable pour ratisser large au sein de l'électorat. Sans compter que leur élu a de la gueule: grand, blond, yeux bleus, dont l'un est caché par un bandeau noir - témoignage de son passé de militaire qu'il exploitera allègrement pour bâtir sa légende.
Cet homme s'appelle Jean-Marie Le Pen.
A l'époque, Jean-Marie n'a rien d'un fasciste, quoiqu'il n'ait jamais craché sur la compagnie d'anciens collabos par le passé. C'est avant tout un pur produit de la tradition poujadiste, un défenseur d'une droite décomplexée, musclée, si ce n'est autoritaire. Et surtout, c'est un anti: anti-communiste, anti-gaulliste, anti-américain.
Par souci tactique et pratique, l'Ordre nouveau préfère s'effacer derrière cette nouvelle figure au profil sage et respectueux des institutions, pour lui laisser la quasi-exclusivité de la représentation sur la scène politico-médiatique française.
Les premières années sont difficiles. Encore et toujours relégué au rang de mouvement marginal, le Front national peine à décoller. Nombre d'adhérents et résultats électoraux restent cantonnés au ras du sol, au point que ses propres partisans décrivent la décennie comme une «traversée du désert».
Au sein des troupes, la préoccupation majeure est de conserver le maigre capital indispensable à la survie du parti. Lequel provient en partie du Mouvement social italien (MSI), un parti néo-fasciste italien fondé en 1946 par des proches de Mussolini, qui sert de modèle au petit frère français. Outre des fonds et l'impression des affiches électorales, le MSI fournit au jeune parti son sigle symbolique - la fameuse flamme tricolore.
Pour ce qui est du programme, le FN s'approprie les thèmes du moment: agriculture, économie, enseignement, service public, santé. Le tout, sur un ton profondément anti-libertaire, anticapitaliste et anti-marxiste, à la sauce nationale-populiste.
En mars 1973, le parti fraîchement débarqué dans l'arène politique se met en ordre de bataille pour les élections législatives. Première défaite cuisante. Un chiffre incarne cette douche froide: 0,52%, soit 108 000 voies récoltées. L'échec ravive des tensions préexistantes qui palpitent au cœur même du FN, fracturé entre plusieurs cultures idéologiques. Maigre consolation pour Jean-Marie Le Pen: il réalise le meilleur score du Front national dans sa circonscription, à Paris, en raflant 5,22% des suffrages.
L'année 1974 est marquée par le décès brutal du président Georges Pompidou. Le Pen saute sur l'occasion en présentant sa candidature à l'élection présidentielle anticipée pour remplacer le chef d'Etat disparu.
Le résultat ne s'avère pas plus probant que l'année précédente: 0,75% des voix. Cette candidature ratée revêt au moins un avantage: elle confère au président du FN un statut de chef de file de l'extrême droite.
Bien décidé à apprendre de ses échecs, le Front national change de ton. Quatre ans plus tard, pour les législatives de 1978, il resserre la campagne sur un thème qui commence lentement mais sûrement à s'immiscer dans le débat public: les «dangers de l’immigration».
En 1981, Le Pen est prêt à retenter l'aventure de la présidentielle. Sauf que, cette fois-ci, il n'atteindra même pas le premier tour, faute d'avoir récolté les 500 parrainages nécessaires.
Bien décidé à faire barrage, Jean-Marie Le Pen se place en opposition à ce nouveau gouvernement socialiste. Pendant ce temps, le FN rôde. Prêt à l'embuscade et à saisir sa chance. Ce n'est pas son échec aux législatives de 1981, où il n'obtient que 0,18% des voix - sa plus mauvaise prestation depuis sa création-, qui va le décourager.
Une opportunité va d'ailleurs, très bientôt, se présenter: la hausse de l'immigration, sur laquelle les grèves de l'industrie automobile, au milieu des années 80, ont projeté une lumière crue. De nouvelles questions émergent dans le débat public: identité, rapport à la nation, lutte contre le racisme. Autant d'interrogations exploitées à fond par le FN, résolu à jouer de la carte de l'immigration «sous toutes les coutures».
L'année 1984 symbolise à la fois la création de SOS Racisme et une première percée du FN au niveau national, à l'occasion des élections européennes. Son résultat inespéré lui offre la voie d'accès au Parlement européen, où le parti politique envoie dix élus.
En 1986, alors que la gauche mitterrandienne et les sondages prennent l'eau, le président français balance une bombe en respectant une vieille promesse de campagne: l'abandon du scrutin majoritaire pour les élections législatives. Désormais, c'est décidé, elles se tiendront à la proportionnelle.
Pour le Front national, c'est une aubaine: le 16 mars 1986, le parti a la possibilité de faire son entrée à l'Assemblée nationale.
Ça y est. La machine est lancée. La presse commence à s’intéresser au «phénomène Le Pen». Jean-Marie abandonne son bandeau sur l’œil gauche.
L'année suivante, dérapage. Le premier d'une (trop) longue série. Il n'est même pas de nature électorale. Sur les ondes de la radio nationale, Jean-Marie affirme au sujet des chambres à gaz utilisées pendant la Shoah:
Le tollé est national. S'en suivent un procès et une condamnation pour «banalisation de crimes contre l'humanité» et «consentement à l'horrible», deux ans plus tard. Mais surtout, un dégât d'image irréparable: dès lors, impossible pour Jean-Marie et son parti d'afficher un air convenable. Le Front national devra se contenter de rester en marge.
Ces déboires verbaux ne l'empêcheront pas toutefois de continuer de tailler une place sur l'horizon politique. En 1989, le FN fête son premier maire de son histoire à la tête d'une ville de France: Saint-Gilles, dans le Gard.
Cette année-là, Marion Anne Perrine Le Pen, dite Marine Le Pen, qui a adhéré au parti de son père trois ans plus tôt, se présente pour la première fois à une élection locale. Elle n'a que 21 ans.
Fort des 15% obtenus par Jean-Marie à l'élection présidentielle de 1995, le parti effectue cependant une percée dans l'électorat populaire. Plusieurs grandes villes de Provence-Alpes-Côte d'Azur sont raflées par des maires FN.
Un succès qui n'enchante pas particulièrement le président du parti. Paradoxal? Pas tellement, quand on connaît la personnalité du tout-puissant Le Pen, maniaque du contrôle. Il craint que cette montée en puissance des élus locaux ne se fasse au détriment de la sienne. Reste que c'est lui, et lui seul, qui attire la lumière à coups de sorties fracassantes. Quitte à jouer la propre vie de son parti.
1998 est une année compliquée. Le parti est fragilisé, fracturé par des batailles internes. En cause: un clash idéologique entre Jean-Marie Le Pen et son numéro deux, Bruno Mégret, devenu un adversaire gênant. Celui qui avait entamé une «dédiabolisation» du FN est écarté et va forger son propre parti, le Mouvement national républicain (MNR). Pendant ce temps, Marine obtient son premier mandat politique en tant que conseillère régionale du Nord-Pas-de-Calais.
Un an plus tard, alors que le score obtenu par l'extrême droite aux élections européennes est relativement faible, plusieurs médias considèrent la fin de la carrière politique de Jean-Marie Le Pen comme imminente. C'est mal connaître l'enracinement du Menhir.
Fini les excès de langage et les phrases choc, Jean-Marie se reprend et resserre sa campagne sur des thèmes qui ont fait son succès. Encore et toujours: préférence nationale, expulsion des étrangers en situation irrégulière, durcissement de l'autorité policière, fin du regroupement familial et de l'acquisition automatique de la naturalisation française. Une stratégie qui révèle payante.
Le 21 avril 2002, le choc. A la surprise générale, Jean-Marie Le Pen accède au second tour de l'élection présidentielle. La prise de conscience est violente, brutale. C'est la première fois qu'un candidat d'extrême droite accède au second tour d'une élection présidentielle.
L'entre-deux tours est aussi remué que l'estomac d'une partie de l'électorat français. Quinze jours marqués par des manifestations anti-FN dans plusieurs grandes villes de France.
Quant au principal bouclier, Jacques Chirac, il va jusqu'à refuser le célèbre débat télévisé du second tour. Le ton est donné: tous unis contre Le Pen. La quasi-totalité des candidats éliminés au premier tour lance à l'unanimité un appel à voter Chirac.
La défaite sera écrasante: 82,2% des voix vont à Chirac, contre 17,79% pour son adversaire. Certes, c'est le plus faible score obtenu par un candidat au second tour d'une élection présidentielle sous la cinquième République. Qu'importe: c'est la preuve que le Front national a les moyens de s'envoler vers les plus hautes sphères du pouvoir. L'accession à l'Elysée est envisageable. Une preuve, pour le président du FN, que «désormais, tout le monde pense comme lui», selon sa formule.
L'année suivant l'élection, dans laquelle elle s'est impliquée personnellement, sa fille Marine fait une entrée (discrète) dans les rangs du parti, par la porte du service juridique.
L'avocate de formation, réputée étudiante fêtarde, élabore sa stratégie: à elle de poursuivre la dédiabolisation du parti entamée par Bruno Mégret quelques années plus tôt. Une initiative qui dérange les cadres du mouvement, mais qui ne l'empêche pas d'accéder bientôt à la vice-présidence.
La fin des années 2000 est marquée par la baisse d'influence du FN. Les adhérents prennent la fuite. Le parti enregistre ses plus mauvais résultats depuis plus de vingt ans. A la présidentielle de 2007, Jean-Marie ne parvient pas à réitérer le quasi-succès du second tour: il ne se classe «que» quatrième au premier tour.
En 2010, président historique, Jean-Marie, renonce à briguer sa propre succession. Il faut alors lui désigner un héritier. Lequel, ou plutôt laquelle, est toute désignée: Marine, bien sûr.
Le patriarche se voit gratifié, pour sa part, du titre de président d'honneur. Il rayonne:
La même année, elle figure parmi les 100 personnalités les plus influentes du monde, établi par le magazine américain Time.
En 2012, c'est à la troisième génération du clan Le Pen de faire son entrée sur la scène politique. J'ai nommé: Marion Maréchal, petite-fille du fondateur et nièce de la présidente. A 22 ans, elle est la plus jeune députée de l'histoire de la République.
Sa précocité n'est en rien synonyme de douceur. Au contraire, elle doit son succès à un discours radical, anti-immigré et anti-musulman, allant jusqu'à adhérer à la théorie du «grand remplacement», déterrée plus tard par un certain... Eric Zemmour.
L'arrivée de Marine à la tête du mouvement se traduit par une remontada inespérée dans les sondages d'opinion. Son entreprise de normalisation commence à porter ces fruits - même si elle n'est pas du tout au goût de papa Le Pen, comme il le confiait au journaliste Claude Askolovirch en 2005:
Pourtant, oui. Marine est décidée à en finir avec les dérapages médiatiques des membres les plus radicaux. Les contrevenants sont écartés.
Le discours de Marine rompt avec le style paternel et se teinte d'un accent de «respectabilité». La nouvelle présidente du FN empoigne des thématiques plus sociales pour répondre aux inquiétudes des classes populaires. Posée en farouche défenseuse des intérêts de la France contre l’Europe et l'ultra-libéralisme, elle s'attire la sympathie d'ouvriers, de jeunes sans emploi, de retraités modestes. Bref, de la «France des petits», comme elle l'appelle.
Pour l'élection présidentielle de 2012, c'est manqué: elle finit troisième au premier tour, derrière François Hollande et Nicolas Sarkozy. Mais avec un résultat supérieur à celui de son père en 2002.
L'intéressé, quoiqu'en retrait, n'a pas disparu de la scène médiatique: au contraire, il est encore visible au point d'en devenir gênant. En juin 2014, par exemple, il affirme au sujet de Patrick Bruel, d'origine juive:
Cet été-là, la famille se déchire. En vacances sur la Costa Blanca espagnole, un incident malheureux achève de briser les liens.
Les bouledogues de Jean-Marie Le Pen, Sergent et Major, dévorent Artémis, le chat adoré de Marine.
La phrase acte le début de la séparation. Marine fait ses cartons et laisse la demeure familiale, l'hôtel particulier de Montretout, derrière elle. Un an plus tard, le divorce prend une dimension politique et publique. Alors que la «dédiabolisation» reste la priorité de la fille, le père commet le dérapage de trop.
En avril, il maintient ses propos polémiques tenus des années plus tôt sur les chambres à gaz. Sans manifester l'once d'un regret. Il enfonce le clou de son cercueil en affirmant qu’il n’a «jamais considéré le maréchal Pétain comme un traître» et qu'il comprend tout à fait «qu’on mette en cause la démocratie, qu’on la combatte».
Trop, c'est trop. Après délibération, le bureau exécutif du Front national tranche la tête de son roi. Le 20 août 2015, Jean-Marie le Pen est définitivement exclu du parti, sur décision de sa fille. Décision qui provoque la colère de plusieurs élus FN, préférant quitter le navire avec leur capitaine, mais qui, surtout, va rompre définitivement les relations entre le père et sa fille.
La stratégie est radicale et payante. En décembre, le Front national, lors du premier tour des élections régionales, témoigne de son «enracinement»: placé devant les Républicains et le Parti socialiste, il accède au statut de premier parti de France. Le «tripartisme» est acté.
Deux ans plus tard, le 23 avril 2017, Marine Le Pen franchit le premier tour de l'élection présidentielle, avec 21,4% des voix, juste derrière Emmanuel Macron.
Le fringuant concurrent tout frais dans l'arène politique la fait trébucher sur la dernière marche vers le pouvoir. Marine tire des enseignements de sa défaite. Elle a conscience que quelque chose cloche. Qu'il y a des choses à changer. A grand renfort de questionnaires au sein du parti, elle tente de redessiner une ligne claire. Plus que jamais, elle ressent le besoin de se détacher d'un FN à l'ancienne, du parti de «papa» aux allures outrancières.
En mars 2018, résolue à acter ce changement de cap et de faire table rase, Marine Le Pen offre à son parti un nouveau nom. Un nom qui doit incarner le changement et l'ouverture: Rassemblement national. RN.
Plus que symbolique, le changement est physique: le QG de campagne déménage dans un immeuble cossu de la rue Michel-Ange, près du Parc des Princes et du stade de Roland-Garros. Autre décision majeure, la présidente cède les rênes du parti à Jordan Bardella, 26 ans, benjamin du Parlement européen. Car oui, en général, on commence tôt, au Front national.
Mais dans le fond, malgré les coups de balais et le savonnage. certains thèmes restent ineffaçables: immigration et insécurité restent à l'ordre de la frontiste.
On aurait pu la croire définitivement fragilisée par l'arrivée de la comète Eric Zemmour dans la galaxie médiatique. Que nenni. Cet adversaire constitue pour Marine l'occasion de renforcer sa crédibilité. Dès 2021, elle lui délègue la radicalisation, l'immigration et l'identité. De son côté, elle choisit de miser sur le pouvoir d'achat. Bingo.
«Elle a eu du pif car cette thématique était la bonne», se félicite Sébastien Chenu, député RN, auprès de France info. «Les mécontents iront voter pour elle. C'est une stratégie redoutable», souligne pour sa part le politologue Raphaël Llorca.
Sous ses airs de tata des Français, ronronnante et adoucie, Marine Le Pen reste pourtant une femme de fer, dont le programme ne diffère pas sensiblement des précédents. Il est celui d'une extrême droite à l'état pur, qui fait de la nation une priorité et se donne pour mission de «rendre aux Français leur pays».
Dimanche 10 avril, tandis que sa fille lance un appel à «tous ceux qui n'ont pas voté pour Emmanuel Macron» à la rejoindre, le père guette, du fond de son manoir de Montretout. Balayées, les années de brouilles, de rancœur et de critiques amères. Ce soir-là, le vieil homme fort du Front national se confie à Timothée Boutry, journaliste au Parisien. Il en est convaincu. L'heure est venue. Marine, sa fille, après son «résultat remarquable» au premier tour, sera «la future présidente de la République».
Elle lui a donné indirectement la réplique dans un long entretien en direct à BFMTV, le 13 avril. Lorsqu'on lui demande si son père sera présent à la passation de pouvoir en cas de victoire, elle réplique:
Cinquante ans d'ascension et de tensions politico-familiales plus tard, Marine Le Pen n'a pas encore franchi l'ultime étape: la conquête de l'Elysée. Mais chez Les Pen, tout est question de patience.
Cet article a été initialement publié en avril 2022