Bassem Youssef? Un sacré personnage.
Oui, vous avez raison, un bref curriculum s'impose pour mieux comprendre sa performance à la télévision anglaise mardi soir.
Aujourd'hui âgé de 49 ans et exilé à Los Angeles avec femme et enfant, notre homme est un satiriste, écrivain et producteur originaire des quartiers cossus du Caire. Depuis 2011, il injecte l'encre de sa plume acide et féroce dans les tuyaux de YouTube, puis des chaînes CBS et MBC en Egypte. Cardiologue de formation, il dit n'avoir jamais définitivement posé le scalpel, retournant parfois bosser à l'hosto entre deux émissions de télévision. Who knows?
Son succès sera à ce point instantané qu'en 2013, Time Magazine le glissera dans sa liste des «100 personnes les plus influentes dans le monde». Petit détail personnel qui aura toute son importance: la femme de Bassem Youssef, Hala, avec qui l'humoriste aura une fille, est originaire de Gaza.
Mardi, Bassem Youssef fut l'invité de la célèbre émission du provocateur et conservateur anglais Piers Morgan. Il faut savoir que le journaliste, qui adore Donald Trump et déteste Meghan Markle, est une sorte de Tucker Carlson trempé dans la sauce Worcestershire, qui officie sur la chaîne TalkTV lancée par Rupert Murdoch.
En conviant le satiriste égyptien à s'exprimer sur le conflit qui fait rage entre Israël et le Hamas, il visait évidemment toutes ces étincelles de buzz qui bouteraient rapidement le feu à son audience. Et il a eu fin nez. Dans une interview en duplex depuis les Etats-Unis, qui durera près de trente minutes, Bassem Youssef offrira une pluie d'humour noir, notamment dans sa manière de décrire «la propagande israélienne» et la situation des habitants de Gaza.
Avant de tout démolir sur son passage, avec une finesse inouïe, il commencera pourtant de façon assez classique.
C'est sans doute ce lien du cœur qui lui permettra, ensuite, de dérouler son argumentaire pro-palestinien et de mettre particulièrement mal à l'aise un Piers Morgan qui, d'ordinaire, n'est pas le premier à se laisser déstabiliser. Car ce qui suit emprunte sans ceinture l'autoroute de la répartie.
Le journaliste anglais, qui tripote ses fiches pour se donner une contenance, tente alors de se fondre dans la satyre de son interlocuteur en affirmant «comprendre pourquoi» il verse ainsi dans «l'humour noir». Mais Bassem Youssef tournait déjà en bouche sa réponse, cinglante, qui repose sur un argumentaire souvent empoigné par Israël au sujet de la technique du Hamas.
On sourit, certes un peu jaune, et le malaise est à couper au sécateur. L'aisance avec laquelle l'humoriste égyptien évite constamment la sortie de route est à l'image de l'impuissance du maître de cérémonie à reprendre la main sur son émission. Piers Morgan, «pour revenir à un peu de sérieux», décide donc de le questionner sur la «réponse proportionnée à donner» à l'attaque terroriste du Hamas du 7 octobre. En toile de fond, il y a évidemment le bombardement de l'hôpital de Gaza, qui gronde entre les syllabes.
Bassem Youssef dégaine alors un graphique qui comptabilise les morts d'un côté comme de l'autre ces dernières années: «Ça change tous les ans, vous savez, ça fluctue aussi rapidement que les cryptomonnaies. Alors ma question est la suivante: quel est le taux de change idéal, aujourd'hui, pour une vie humaine?» On le sait, surtout quand le sujet est aussi sensible, un invité qui retourne une question telle une reprise de volée sur terre battue, c'est le cauchemar de tout journaliste de télévision.
Piers Morgan se bornera à préciser que son travail «ne consiste pas à répondre aux questions». L'échange sera aussi long qu'extrêmement tendu entre les deux hommes.
Malin, Bassem Youssef anticipera la prochaine question du polémiste anglais: «Est-ce que je condamne le Hamas pour ses atrocités? Oui, je condamne le Hamas. Le Hamas est la source de tous les maux». Alors que Piers Morgan a manifestement toutes les peines du monde à définir précisément le niveau d'ironie de l'humoriste, ce dernier embraie en lui tendant un piège rhétorique:
Ce Ben Shapiro n'est pas cité par hasard par le satiriste égyptien. Le commentateur politique américain d'extrême droite était, lui aussi, face à Piers Morgan, une semaine plus tôt. Durant l'entretien, il avait dévoilé sa «solution» pour «s'assurer que l'attaque du 7 octobre ne puisse plus jamais se reproduire»: «Israël doit annexer Gaza et tuer le plus possible de fils de p*te. Tous ceux qui appellent à un cessez-le-feu doivent être considérés comme des sympathisants du Hamas». Bassem Youssef mettra alors la patience du journaliste anglais définitivement à terre.
Recently on the Piers Morgan show, Bassem Youssef directly addressed Ben Shapiro, posing the question (in a more Bassem way)
— Abu Ayoub (@SimplySeerah) October 19, 2023
"How many people need to be harmed to quench your thirst for revenge?"#PalestineGenocide @piersmorgan @benshapiro #NotInOurName pic.twitter.com/loiFYIH4E0
L'humoriste égyptien n'avait en réalité qu'un seul objectif, en acceptant l'invitation de Piers Morgan: déstabiliser le débat et renvoyer le journaliste à ses lacunes géopolitiques, à ses propres contradictions. Bien sûr, il lui fallait surtout démonter soigneusement la «propagande israélienne». Dans une conclusion qui déboulera à grande vitesse, Bassem Youssef parviendra à tout faire d'un coup.
Et la dernière salve est particulièrement retorse: «Si vous pensez qu'Israël bombarde Gaza afin que les habitants se retournent contre le Hamas, vous êtes alors en train de comparer Israël à Daesh, car c'est ainsi qu'ils opèrent! "Ooooh, Piers compare Israël à ISIS, ooooh" Vous savez, Israël, c'est comme un psychopathe narcissique: il parvient à vous faire croire qu'il est la victime.»
Bassem Youssef fait ici référence à l'odieux personnage sadique de la série de super-héros The Boys.
C’est ce qu’on appelle une démonstration par l’absurde. Sans ouvrir le débat sur le fond, la longue performance du comédien égyptien est, sur la forme, impressionnante. Les sympathisants de la cause palestinienne font désormais de Bassem Youssef leur nouvelle mascotte, considérant que cette interview «restera dans l'histoire», comme une «mise au point capitale» ou «une sévère humiliation des médias occidentaux». D'autres louent simplement le «talent» et «l'intelligence» du bonhomme. La séquence, elle, a été visionnée et partagée plusieurs dizaines de millions de fois sur les réseaux sociaux en à peine quelques heures, jusqu'au fondateur de Mediapart, Edwy Plenel, jeudi midi.
N'étant jamais parvenu à reprendre la main sur sa propre émission, Piers Morgan, qui aime autant les clics que les clashs... a été généreusement servi.