Récemment le Washington Post a diffusé une analyse très complète sur la guerre en Ukraine. On y découvre les efforts de l'Occident pour contrecarrer les plans du Kremlin. Le journal de référence se base pour cela sur des entretiens approfondis avec plus de trois douzaines de hauts fonctionnaires américains, ukrainiens, européens et de l'Otan. Voici quelques-unes des principales conclusions:
En octobre 2021, les conseillers du président américain Biden lui ont présenté les plans de guerre de son homologue russe Vladimir Poutine en vue d'une invasion à grande échelle de l'Ukraine. A l'aide d'images satellites, de messages interceptés et d'informateurs, les services de renseignement américains avaient montré que Poutine rassemblait des troupes le long de la frontière ukrainienne pour s'emparer de la capitale Kiev et d'une grande partie du pays, ne laissant à l'ouest qu'un Etat ukrainien tronqué.
Les Etats-Unis avaient découvert que Poutine avait considérablement augmenté le financement des opérations militaires, alors que sa lutte contre la pandémie de Covid restait sous-financée. «Nous pensons qu'ils planifient une attaque stratégique importante contre l'Ukraine provenant simultanément de plusieurs directions», a déclaré le général Mark A. Milley, président des Joint Chiefs of Staff, à Biden. «Leur version du 'shock and awe'».
Biden était déterminé à mobiliser les alliés de l'Otan face à la menace d'une invasion, tout en évitant de provoquer un conflit direct entre la Russie et les Etats-Unis. Milley transportait, dans sa serviette, des fiches sur lesquelles étaient inscrits les intérêts et les objectifs stratégiques des Etats-Unis ainsi que les risques élevés. Le problème:
Chaque décision concernant l'armement (ou non) de l'Ukraine par les Etats-Unis avait comme but de dissuader la Russie d'escalader le conflit. Il ne fallait surtout pas que Poutine y voie une raison d'attaquer. Les fonctionnaires ukrainiens qui pressaient les Etats-Unis d'envoyer des armes de plus en plus puissantes étaient frustrés par ces considérations, même s'ils continuaient à douter publiquement qu'une invasion ait réellement lieu. «Je ne m'excuse pas du fait que l'un de nos objectifs est d'éviter un conflit direct avec la Russie», a déclaré Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de Biden.
Biden a envoyé le directeur de la CIA, William J. Burns, à Moscou pour transmettre un message à Poutine: nous savons ce que vous avez l'intention de faire et si vous envahissez, cela aura de graves conséquences. Burns a apporté une lettre personnelle de Biden et a parlé à Poutine par téléphone depuis un bureau au Kremlin. Le chef de l'Etat russe s'était retiré dans la station balnéaire de Sotchi lors d'une vague de coronavirus qui avait placé Moscou sous confinement.
Dans une tirade désormais célèbre, Poutine s'est plaint de l'élargissement de l'Otan et de l'illégitimité du gouvernement ukrainien. «Il a traité le président Volodymyr Zelensky de manière très méprisante» se souvient Burns, ancien ambassadeur américain en Russie. Il en a conclu que Poutine n'avait pas pris la décision irréversible d'une invasion. Mais, a-t-il rapporté à Biden après l'entretien téléphonique, «mon inquiétude a augmenté, pas diminué».
Les fonctionnaires ukrainiens se sont plaints du fait que chaque fois que les Américains faisaient part de leurs sombres perspectives d'invasion imminente, ils n'informaient jamais pleinement Kiev des détails de leurs conclusions. En novembre, le ministre ukrainien des Affaires étrangères et le chef d'état-major de Zelensky se sont rendus au département d'Etat à Washington, où un haut fonctionnaire américain les a accueillis avec une tasse de café et un sourire. «Les gars, creusez les tranchées!», a dit le fonctionnaire.
«Lorsque nous lui avons rendu son sourire», s'est souvenu le ministre des Affaires étrangères Dmytro Kuleba, le fonctionnaire américain aurait dit:
«Nous avons demandé des détails; il n'y en avait pas», a déclaré Kuleba.
Le dirigeant ukrainien craignait que les puissances de l'Otan ne cherchent à négocier une solution avec Moscou au sujet de l'Ukraine si son gouvernement était évincé et qu'un régime soutenu par le Kremlin était mis en place. «Je pense que la plupart des gens qui m'ont appelé – enfin, presque tous – ne croyaient pas que l'Ukraine puisse résister et tenir le coup».
De même, avertir les Ukrainiens pour qu'ils se préparent à la guerre, comme le souhaitaient certains de ses partenaires, aurait affaibli le pays sur le plan économique et facilité la conquête par les Russes. «On pourra discuter à l'avenir si c'était bien ou pas», dit Zelensky, «mais je sais de manière définitive et intuitive – nous en discutions tous les jours au Conseil national de sécurité et de défense et ainsi de suite – j'avais le sentiment que [les Russes] voulaient nous préparer à une capitulation en douceur du pays. Et ça c'est effrayant».
(bal)