«Des images de mon ex-petite amie!» Sous le titre, un carrousel débute sur la photo d'une jeune fille souriante, assise dans la rue, mignonne. Cliquer sur la flèche de droite permet de la voir chez elle, puis dans des poses suggestives pour terminer sur des photos de son corps nu. Plus bas, l'auteur de la publication précise: «J'ai rompu avec ma jolie petite amie hier, dooooooonc… je me suis dit que j'allais montrer à quel point c'est une salope.»
Des images que des femmes ont prisent de leur plein gré ou sans qu'elles le sachent, des montages de leurs visages sur des vidéos pornographiques, des images obtenues à l'aide de caméras cachées dans des toilettes publiques ou des douches de festival, on en trouve plein, en ligne. Sur le forum Reddit, un fil de discussion titré «Serveur discord de leaks de jeunes adolescentes» concentre 1800 commentaires. La plupart d'entre eux proposent des adresses de groupes hébergés sur d'autres plateformes, Discord ou Telegram le plus souvent.
Quand on suit les liens, on obtient beaucoup de pornographie «classique», consentie. Mais des internautes partagent aussi énormément d'images dont le cadrage et les spécificités trahissent qu'elles étaient destinées à un cadre privé. Sur des sites dédiés à archiver les contenus modérés par les plateformes, on retrouve la trace d'internautes commentant le corps de probables mineures: «J'ai baisé cette salope hier.» Dans les boucles fermées de discussions, certains demandent des images de filles de régions précises («Des Nantaises ici?»).
Pour comprendre ce qui pousse des internautes à partager, collectionner et commenter des images de femmes dénudées, il faut circuler dans leurs forums et leurs groupes de discussion. L'expérience, frappante, vient confirmer un fait connu: il n'y a pas de frontière dans le cyberespace, ni dans la circulation des données, ni dans les pratiques.
Que ce soit en français, en anglais, en norvégien ou en allemand, les mêmes types d'images émergent, avec les mêmes types de demandes («Telle fille, vous avez? Dans telle région, vous avez?») et les mêmes types de commentaires dégradants («Regardez-moi cette pute»).
Au Portugal, en Italie, en Inde, les récits de victimes émergent aussi des quatre coins du globe. La diffusion non consentie de contenu intime n'a rien de neuf, mais sa fréquence et son volume ont explosé avec la pandémie, en particulier chez les 15-17 ans, constate l'association e-Enfance.
Dans certains cas, le contenu est lié au nom et aux réseaux sociaux de la personne visée, appelant, en plus de l'humiliation, au harcèlement. En Norvège, la cellule policière Kripos rapporte avoir traité 2000 cas en 2021, contre 500 l'année précédente. Frederik Martin Soma, directeur d'un groupe monté dans le district sud-ouest du pays pour lutter contre le phénomène, indique que les auteurs sont «principalement des garçons, à partir de 12 ou 13 ans».
Chez les adultes, les données manquent pour estimer l'étendue du problème, mais ils sont touchés aussi, ne serait-ce que parce qu'une partie de ceux qui partagent les images entre tout juste dans la majorité.
Mais pourquoi s'échanger autant d'images, si c'est pour insulter en même temps celles qui y sont représentées? Pourquoi participer à une pratique suffisamment néfaste pour conduire certaines victimes au suicide?
D'un point de vue social et politique, la diffusion non consentie d'images sexuelles est ancrée «dans les mêmes problèmes structurels que la violence sexuelle, la violence entre partenaires et les autres formes de violence sexiste», avance Ruth Lewis, sociologue et coautrice de Digital Gender-Sexual Violations [«Violences de genre ou sexuelles en ligne», non traduit en français, ndlr]. Si des internautes s'échangent des photos et des vidéos de femmes, ces dernières, en réalité, sont «quasiment immatérielles, elles ne sont qu'une monnaie d'échange».
La vraie intention est de se construire une crédibilité, un «statut» entre hommes, observe Ruth Lewis: il s'agit «d'être félicité par d'autres hommes pour avoir réussi à prendre ou diffuser des photos qui sont risquées, qui montrent autant le corps d'une femme sans que celle-ci ne s'en doute».
D'un point de vue psychologique, explique son coauteur, le psychologue Matthew Hall, «la société patriarcale peut laisser ces internautes croire qu'ils ont une forme de droit sur le corps des femmes». Publier et échanger ces images, «c'est une manière de reprendre le contrôle sur une situation dans laquelle ils se sentent impuissants».
Un autre élément motivateur est le pur divertissement. Dans des activités comme l'upskirting (filmer clandestinement sous les jupes) ou les spycams (caméras cachées), «il n'est pas uniquement question d'être dénigrant envers les femmes, mais aussi de les regarder et commenter leur physique», constate le chercheur.
Des hommes sont aussi victimes de ces pratiques; Benjamin Griveaux et Gilles Artigues en ont fait les frais. Pourtant, la dimension de l'acte semble différente.
Pour les femmes, une étude de l'Université d'Exeter montre que l'agression consiste seulement, dans l'immense majorité des cas, à diffuser les images. Pour les hommes, en revanche, neuf cas sur dix visent à les faire chanter (on parle de «sextorsion»). «On a l'impression que diffuser l'image des femmes, c'est déjà une victoire parce que ça les humilie, note l'avocate Rachel-Flore Pardo. Alors que pour les hommes, c'est souvent pour obtenir des fonds», des faveurs, un retrait politique.
D'après Matthew Hall, cette différence entre les genres se retrouve jusque dans les raisons pour lesquelles des femmes diffusent quelquefois des images d'hommes. Le chercheur, qui a analysé des données récupérées sur l'ancien site MyEx.com, constate que celles-ci «cherchent une forme d'égalisation, pas un gain de contrôle».
Si des femmes postent, c'est pour «se venger d'un partenaire qui a été violent, ou gagner une forme de rétribution si le conjoint n'a pas rempli sa part, sexuellement ou dans la gestion des enfants». Du côté des hommes, en revanche, il y a «une volonté de faire taire les femmes», selon Ruth Lewis.
Au milieu des discussions où des internautes cherchent à humilier connaissances ou inconnues, on s'échange aussi des liens menant vers de vastes répertoires d'images hébergées sur la plateforme Mega. Dans certains cas, celles-ci sont renommées avec l'identité de la personne photographiée.
«C'est devenu un genre de hobby, ça donne presque l'impression qu'ils s'échangent des cartes Pokémon ou Yu-Gi-Oh!, d'une manière aussi dérangeante qu'objectifiante.» Julia Slupska, doctorante en cybersécurité à l'Université d'Oxford, est l'une des trois personnes interviewées pour cette enquête qui, sans concertation, ont avancé cette comparaison. Une quatrième a utilisé l'image des cartes Panini de footballeurs. Au Royaume-Uni, les universitaires ont donné un nom à la pratique: la «collector culture».
Sophie Mortimer, la directrice de Revenge Porn Helpline UK, acquiesce:
Cela aggrave le danger pour les victimes, dans la mesure où une telle culture désinhibe les internautes et alimente la banalisation de la nudité féminine, souligne Justine Atlan, directrice de l'association e-Enfance:
Entre l'agresseur qui poste et la personne qui est humiliée, il y a tous ceux qui regardent, débattent, rigolent. La responsabilité, insiste la directrice d'e-Enfance, est partagée.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original