N'avez-vous jamais rêvé de larves qui sortent des pores de votre peau, de nourrissons éventrés, de coucher avec votre tante ou votre père? À l'instar de cette internaute qui raconte son rêve dans un post: sa maison était d'abord recouverte de merde, puis chaque pièce en était littéralement remplie, imbibant les murs jusqu'aux fondations. Des litres par milliers qui menaçaient la stabilité de l'édifice. Passé le soulagement du réveil, la sidération, l'écœurement et l'interrogation envahissent la journée qui suit.
Fin d'été 2020, je suis en vacances en Bretagne, dans la maison familiale d'un ami, entourée d'une quinzaine de potes. Je me sens en sécurité et c'est sans doute le lieu idéal pour faire un des pires rêves qui soit pour moi.
Cette nuit-là, je m'endors apaisée. Je me retrouve dans une grande pièce en compagnie de ma mère. Elle regarde dans le vide, assise sur une chaise dans le fond du décor. Un moineau vole autour de nous. Comme je connais l'amour que ma mère porte à ces petites bêtes, qu'elle nourrit sur son balcon chaque hiver, je lui signifie avec enthousiasme et émerveillement sa présence. Il se pose sur une table qui vient de faire son apparition. «Maman! Regarde comme il est mignon!» Ma mère se lève de son siège, se dirige vers l'oiseau et l'écrase de son poing. Des coups violents, jusqu'à ce que le corps du moineau soit en bouillie et démembré.
Je me souviens encore du petit déjeuner le lendemain matin, dans cette ambiance bon enfant à laquelle je peinais à participer tant j'étais choquée par la force de ce rêve. Pourtant entourée de psys, je me refusais à le leur raconter tellement j'avais honte d'avoir sorti ça de mon esprit. Ma mère que j'aime de tout mon cœur, qui adore les oiseaux, qui ferait tout pour moi... Qu'est-ce qui m'a pris de produire un scénario pareil? Je croyais avoir réglé toute la colère et la tristesse se rapportant à notre lien mère-fille et voilà qu'un rêve de haine pure émergeait dans ce contexte serein.
Encouragée par mes amis, je leur livre le récit. À l'oral, ça sonne déjà moins fort que dans ma tête. Les images mises en mots prennent peu à peu du sens et adoucissent ce spectacle digne d'un film d'horreur. C'est l'occasion de parler un peu de ma mère et de notre rapport fusionnel, de nos «moi» cousus serrés l'un à l'autre, de ma difficulté à envisager sa mort et donc ma perte. De ma terreur de cette séparation inévitable. Le moineau comme l'envers de nos «moi». Et déjà, ça va mieux.
L'étymologie de «rêver» renvoie à l'errance et au vagabondage. Ainsi, le rêve porte en lui une déviation du chemin tout tracé, défiant le bon sens. Pourtant, il répond à une logique qui lui est propre. Il est, selon Freud, la «voie royale vers l'inconscient», et nombreux sont ceux qui aimeraient y déceler un sens universel ou au moins culturel, comme le rêve de la perte de dents prédirait une rentrée d'argent (à ce compte-là, vu le nombre de fois que j'ai fait ce rêve, je devrais être millionnaire), et celui d'une maison ou de l'eau symboliserait la maternité.
En psychanalyse, ce n'est pas le rêve qui nous intéresse le plus, mais le rêveur. L'interprétation du rêve lui revient. C'est lui qui le rapporte en le racontant. Personne d'autre ne peut y avoir accès. Le mettre en mots, c'est déjà le déformer, le trahir et donc l'interpréter. Les termes choisis dans le récit ne sont pas anodins. Ils ont certes un sens commun auquel chacun peut apporter une définition universelle, mais ils ont aussi un sens spécifique à celui qui rêve. Ainsi, le moineau est un petit oiseau dont on pourrait dire qu'il symbolise la fragilité et l'agilité par sa taille et sa vivacité -en effet, il y a quelque chose de cet ordre-là dans mon rêve.
Cependant, quelle différence avec les rêves de Pierre ou Karima? Peut-être que Pierre entend ces oiseaux tous les jours depuis sa chambre de laquelle il ne sort jamais, y vivant une existence de moine. Karima, elle, se souvient qu'elle les nourrissait en cachette quand elle était enfant, ce qui déplaisait fortement à ses parents. Quand ils l'interrogeaient, elle répliquait toujours: «Moi? Non.»
L'image a ce pouvoir de fascination et de sidération. Elle imprime et impose sa force, elle nous cloue le bec. Ces scènes rêvées, aussi immondes soient-elles par moment, ont toutes une définition que nous pouvons leur donner. Elles revêtaient un caractère étranger et mystérieux, mais en les parlant, en les reliant à une narration qui nous est propre, elles deviennent intimes et familières. Moins dégoûtantes donc, peut-être même réconfortantes.
Cela suppose déjà de les rapporter à voix haute et de nous amuser des mots qui nous échappent. Apprendre à entendre ce qui sort de notre bouche et s'autoriser à faire des liens. C'est un entraînement. Il faut comprendre que le rêve maquille et censure pour que nous puissions continuer de dormir. Dans le cas du rêve du moineau écrasé, il est aisé de concevoir que si celui-ci s'était déroulé de manière plus crue, c'est moi qui aurait été réduite à l'état d'os brisés et de muscles et de chair en charpie.
Le mauvais rêve n'est donc pas un cauchemar. Le cauchemar n'est pas gardien du sommeil. Il donne à voir les choses telles qu'elles sont, sans écart avec la réalité. Il plonge le dormeur dans un état de stress intense, confronté à un réel sans filtre et brutal et heureusement, la plupart du temps, ça le réveille.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original