Mercredi, un peu avant 18h. Une longue procession de travailleurs rejoint la gare de Lausanne en silence. La nuit est tombée, le temps est doux. D'ordinaire, les wagons sont fort occupés à cette heure, mais pas cette fois. Il y a encore de nombreuses places libres dans le train en direction de Genève. Je m'installe en savourant le privilège de pouvoir me détendre sur mon siège sans déranger le voisin puisqu'aucune des trois places qui m'entourent n'est occupée.
Mais très vite, ma quiétude est troublée par un groupe de personnes âgées particulièrement bruyantes. Ils sont trois, un homme et deux femmes, et ont visiblement passablement de choses à se dire. Le problème, c'est que ça n'intéresse qu'eux.
Il est question de cloques percées ou à percer, d'opération sans anesthésie, «les médecins m'ont dit que j'étais solide, mais quand même, on voyait bien qu'ils n'étaient pas à ma place» etc. Je suis toujours étonné de constater à quel point les conversations intimes sont toujours plus gênantes pour ceux qui les entendent que pour ceux qui les alimentent.
Les portes se ferment, le train glisse lentement sur les rails. Les trois bavards continuent à raconter leur vie sans gêne et sans baisser le volume. Ils parlent fort sans se préoccuper des voisins que cela pourrait déranger. J'hésite un instant à changer de wagon, mais je renonce. Je me dis qu'après tout, nous sommes dans un transport public et que chacun y est libre d'exprimer ses opinions à haute voix.
Une fois que j'ai accepté cette idée, je suis d'ailleurs étonnamment moins dérangé par le bruit. Par le simple fait d'avoir pris une décision, je subis beaucoup moins celle des autres. Je ne prête dès lors plus qu'une oreille distraite aux échanges.
Dehors, le paysage défile. Nous sommes à quelques minutes de Morges lorsqu'une passagère se lève et vient se poster en face de la porte de sortie, juste à côté du petit groupe d'indiscrets. Elle tient un livre ouvert dans ses mains, comme si elle ne voulait pas perdre la page à laquelle elle s'était arrêtée lorsqu'elle a quitté son siège.
Je devine par son attitude qu'elle souhaite intégrer la conversation pour échanger avec les pipelettes. Sans doute un de leurs sujets l'a-t-elle interpellé. Mais pas du tout. Elle regarde chacune des trois personnes à tour de rôle en attendant poliment qu'elles lui accordent de l'attention puis, quand c'est fait, lance au groupe d'une voix assurée:
Sur ce, elle dit «merci» puis tourne les talons sans attendre de réponse.
Si je devais répondre à la question que je viens de vous poser, je choisirais sans hésiter la troisième occurrence: «Je suis plutôt contre ce type d'intervention, mais je salue l'audace.»
Comme je l'ai dit un peu plus haut, le train est pour moi un espace de liberté dans lequel chacun a le droit de s'exprimer. Mais où s'arrête cette liberté? Ou plutôt: où commence celle des autres? A partir de quand devient-on impoli? C'est une question difficile. Certains accepteront beaucoup de choses (dans un train comme dans la vie) avant de se sentir attaqués, d'autres très peu. Mais parmi les plus susceptibles, nombreux sont ceux qui n'oseront pas intervenir, soit parce qu'ils trouveraient cela impoli, soit parce qu'ils n'en auraient tout simplement pas le courage.
Je ne veux juger ni les trois bavards, ni la femme qui les a approchés pour leur signifier qu'ils avaient empiété sur sa zone de confort. Je me demande juste comment aurait été ma vie, en certaines circonstances, si j'avais eu moi aussi le courage d'intervenir auprès de personnes que j'avais jugées irrespectueuses à mon égard. Aurais-je été plus sûr de moi? Mes décisions auraient-elles été différentes? En aurais-je retiré de la satisfaction? Une euphorie passagère? Et connaissant mon autorité, les autres se seraient-ils comportés de manière différente avec moi?
Quand la dame a quitté le groupe pour retourner à sa place, les trois personnes âgées ont eu un bref instant d'hésitation puis se sont mises à parler tout bas. Je croyais au départ qu'ils agissaient ainsi pour critiquer celle qui venait de les gronder, mais pas du tout: ils ont simplement repris le fil de leur conversation en s'assurant de parler moins fort. J'étais subjugué.
J'aurais aimé parler avec cette inconnue capable de remettre en place trois aînés sans trembler et devant tout le monde. Je lui aurais peut-être demandé quel était ce livre qu'elle tenait entre ses mains, et quelle importance il avait pour elle, sachant qu'elle ne pouvait en tourner les pages autrement que dans le silence le plus complet. Mais après avoir assisté de près au recadrage collectif qu'elle venait d'administrer, je n'ai pas osé «court-circuiter» son histoire à mon tour. Et de toute façon, nous étions arrivés à Morges.