Auriculaire dans l'orifice, mouvement sec de la tête en direction du sol, triolet de bâillements, mastication, rien n'y fait: «J'ai de l'eau dans l'oreille droite et ça veut pas sortir, bordel.» Cette petite phrase, anodine et très à la mode autour des piscines, ne sera pourtant que le commencement d'un calvaire tout en sourdine pour un Lausannois.
Samedi, mi-journée, dans une célèbre piscine de la ville. Grégory (prénom d'emprunt) termine fièrement sa demi-heure de brasse soutenue, alors que des humains jeunes, pimpants et huilés paradent aux abords du grand bassin. Dès les premières traversées, Grégory est gêné par quelques jets d'eau dans le fond de son oreille droite. Il doit y glisser un bout de doigt quasiment à chaque plongeon de tête, afin de libérer la cavité.
Pourtant, quand il met un pied sur bitume brûlant, tout semble de nouveau en ordre. Ce n'est qu'une fois de retour au linge que le petit torrent de chlore infestera définitivement et sournoisement son organisme.
Une petite montée d'angoisse le décide à rendre visite à l'infirmière de la piscine. Après un premier contact d'usage, à grands coups de bonjours, de sourires, de «vous savez, le truc classique, c'est con», «oreille droite bouchée à cause de l'eau», blablabla, «j'arrive à rien tout seul», blablabla, «vous pourriez me libérer le conduit avec...», la réponse sera moins généreuse.
«Je suis quand même surpris que dans une piscine remplie d'eau et d'oreilles, surtout d'enfants, l'infirmière ne puisse même pas jeter un coup d'oeil.» En réalité, Grégory s'attendait à ce que la spécialiste brandisse la fameuse seringue de solution saline, celle que nos grands-mères nous fourraient dans le tuyau après chaque plouf prolongé, ou simplement pour nettoyer les oreilles.
Renvoyé à sa solitude, Grégory s'en va chercher du réconfort auprès des algorithmes, là où toutes les questions bêtes ont déjà été posées. Démarre alors, d'une seule main, une terrifiante foire aux mots-clés, l'autre tentant de faire ventouse contre l'orifice accidenté.
Le quadragénaire s'arrête alors sur une astuce qui lui semble d'emblée peu efficace. «Mais sait-on jamais. A ce moment-là, je n'étais déjà plus tellement convaincu que l'eau était la seule responsable de mon état. Par ailleurs, j'ai lu sur internet qu'au contact d'un liquide, la cire pouvait gonfler.» En bon guerrier solitaire, Grégory empoigne le coin de son linge, l'humidifie légèrement pour le déposer ensuite à l'entrée de son oreille, le flan droit contre l'herbe. «Avec un peu de bol, l'eau allait s'écouler gentiment», conscient d'être un poil naïf.
Une demi-heure s'est écoulée. Voyant Grégory commencer à ventiler tout seul, sa petite amie propose alors une première solution pragmatique. «Allons à la pharmacie, ils pourront au moins regarder à l'intérieur de ton oreille. Ils ont peut-être même la seringue et tout l'attirail», dit-elle en prenant doucement les choses en main.
Une fois sur place, rebelote: «Mon oreille est bouchée», «je crois que c'est à cause de l'eau», «mais peut-être pas uniquement?», «Là, ça fait quand même une heure que ça dure», «vous pourriez regarder?», «Vous auriez une seringue avec de l'eau saline ou une petite poire vous savez, quelque chose du genre?». La réponse sera encore plus drue que la précédente.
Ayant entendu le prix de la fiole avant d'en apprendre les éventuels bienfaits, notre homme demande quelques précisions. «Les gouttes pourraient peut-être aider à ramollir la cire.» Le conditionnel poli de la pharmacienne replonge Grégory dans une petite (mais sournoise) angoisse. Sa compagne le sait déjà, ils sont bons pour aller engorger la salle d'attente l'une des permanences de santé de la ville. Mais d'abord, quelques gouttes de «peut-être», à 12 balles. Car, une fois encore, «sait-on jamais».
Trois heures, cinq gouttes à l'aveugle et deux professionnelles plus tard, personne n'avait encore eu l'idée de jeter un coup d'oeil dans l'oreille bourdonnante de Grégory. Direction la permanence du centre-ville. Soulagement, seulement deux blessés (cheville et poignet) attendent leur tour, il n'en aura pas pour des plombes. Vingt minutes s'écoulent (contrairement au liquide dans son oreille), et le voilà assis sur le rebord de la table d'examen. A la vue de l'otoscope que la dame en blouse blanche tient dans sa main gauche, il laisse échapper un gros soupir de soulagement: on va enfin aller farfouiller dans son organe congestionné et coincer le responsable.
Endurant, Grégory part une nouvelle fois à la chasse au remède de son enfance, en demandant une grosse seringue en plastique et un bon shoot d'eau tiède. La blouse blanche s'en va pêcher l'avis de la médecin-chef. «C'est fou tout de même. En attendant la consigne de la personne responsable, j'avais l'impression de demander un puissant antibiotique ou un médicament illégal.»
Notre patient a beau dire qu'il n'entend plus rien de l'oreille droite, on le renvoie malgré tout sur le bitume lausannois. Désarmé, non seulement face aux refus successifs, mais surtout face à cette affirmation qui lui rappelle qu'il n'a «rien dans l'oreille», l'homme vise son domicile avec une question aussi vaste et profonde que le grand bassin municipal, devenu le berceau de ses malheurs.
Il nous confesse que son amie se montre alors beaucoup plus philosophe, armée d'un innocent «Allez, ça va bien finir par passer». Ce samedi noir devait initialement se terminer dans le dense brouhaha des quais du Montreux Jazz Festival. Histoire de ne pas avoir à ruminer son infortune, en PLS dans la moiteur caniculaire et dans une moitié de silence forcé, Grégory consent donc à immerger son oreille endommagée dans les décibels et son moral dans quelques verres consignés.
Dimanche, réveil «en gueule de bois» et aucune amélioration au niveau de l'oreille droite. Grégory, pourtant «préparé à essuyer un nouveau refus de seringue magique», décide de se rendre à l'hôpital cantonal. «Je voulais être fixé. C'est compliqué de s'entendre dire que tout est normal, alors qu'on n'entend absolument plus rien et que personne n'a essayé de déboucher mon oreille.»
Au Chuv, nouveau coup de bol: seuls quelques blessés légers garnissent la salle d'attente. Deux heures plus tard, un médecin l'intimera de s'asseoir sur la table d'examen. Pour le patient, l'impression crasse d'être bloqué dans Groundhog Day, aux côtés de Bill Murray. Le docteur, «courtois et rassurant», empoigne son otoscope de la main gauche et le lobe de Grégory de la droite. Il n'aura besoin que d'une poignée de secondes pour poser son diagnostic.
Soulagé, Grégory? Le mot est faible. Il nous raconte avoir littéralement noyé le médecin d'onomatopées extatiques et de grossièretés libératrices. «Non mais vraiment, alléluia, putain! J'avais enfin quelque chose dans cette oreille dans laquelle je n'avais rien», nous répète-t-il.
Surtout, le Lausannois aura droit au Graal que plusieurs professionnels de santé lui ont refusé pendant près de quarante heures. Installé dans la pièce d'à-côté, tête contre le lavabo, une infirmière arme enfin la seringue tant espérée et débouche l'oreille. Le son s'engouffre dans son conduit. «Alors, ça va mieux, non?», lui balance alors la dame en blouse blanche, à mille lieues de saisir l'importance de sa petite question sur les nerfs de Grégory. «Au bout d'un moment, je m'étais persuadé d'avoir un réel problème d'audition. Alors que la fameuse seringue m'aurait libéré dès le début.»
Si Grégory ne se réjouit qu'à moitié de recevoir la facture de la permanence qui n'a rien fait pour le soulager, «en me précisant que je n'avais rien dans l'oreille», il se demande surtout pourquoi tant de professionnels ont systématiquement rechigné à lui proposer la seringue magique. «Le médecin du Chuv m'a pourtant confirmé qu'un proche pouvait très bien le faire à domicile. Aujourd'hui, je vais devoir payer deux factures pour de l'eau tiède dans l'oreille. Tout ça pour ça, non?»
Pourquoi Grégory n'a-t-il pas simplement acheté une vague seringue à la sortie de la piscine? «Internet et les spécialistes successifs ont réussi à m'en dissuader. Quand des infirmières refusent de vous le faire, on réfléchit à deux fois, non?»
Si l'angoisse qui a fini par le traverser peut sembler compréhensible, Grégory n'a rien eu de bien grave et son histoire est plus volontiers cocasse que dramatique. Mais une question demeure, alors que la chaleur pousse la chair humaine à s'immerger dans de l'eau fraîche aussi souvent que possible: l'utilisation de cette fameuse «seringue magique» serait-elle devenue soudain déconseillée par les spécialistes?
Un rapide coup de fil à un médecin ORL prouve que notre Lausannois a vécu une petite série de malchances. «La seringue d'eau tiède pour nettoyer une oreille bouchée, après la piscine et/ou en raison d'une accumulation de cire, c'est même la première solution que l'on conseille avant d'envisager autre chose, nous explique le Dr. Gagnebin. Quand le bouchon est trop gros, malheureusement, il est possible que cela ne suffise pas.»
Nous voilà rassurés. A l'avenir, Grégory pourra donc filer à la plage avec deux ou trois bouquins, de la crème solaire et... une seringue en plastique. Et puis, que serait l'été sans ces petits désagréments qui viennent pourrir les loisirs caniculaires?