Seulement 60 km séparent La Chaux-de-Fonds de Porrentruy par la route. A vol d'oiseau, c'est encore moins: 40 km. Et pourtant, il y avait encore un monde entre ces deux villes pas plus tard que la semaine dernière.
Au sens figuré, évidemment, et dans un domaine bien précis: le hockey sur glace. Avant de perdre samedi sa finale de play-out contre Langnau, le HC Ajoie était un membre à part entière de la National League. «La Tchaux», de son côté, s'offrait un titre en Swiss League mille fois mérité en battant Olten. Mais ce n'était «que» de la deuxième division, une autre planète que l'élite, selon bon nombre d'experts.
Pourtant, dès ce jeudi soir, Porrentruy et la Chaux-de-Fonds lient leur destin dans un barrage promotion/relégation à tendre tout l'Arc jurassien.
Parce que oui, en plus d'une place en première division, il est question de suprématie régionale. «La Chaux-de-Fonds, c'est l'adversaire contre lequel il y a le plus d'animosité», prévient Luca Loutenbach. Le nom de ce grand fan du HC Ajoie vous dit sans doute quelque chose: il était devenu une star internationale avec ces images:
Avant ce Suisse-France de folie, les derbys Ajoie - La Tchaux lui avaient procuré presque autant d'émotions. La passion a grandi avec la rivalité entre les deux clubs.
Dans ce passé récent, ce sont les Jurassiens qui sont sortis le plus souvent vainqueurs, avec un coup fatal au printemps 2021, quand ils accédaient à la National League - alors que leur voisin neuchâtelois était balayé dès les quarts par Kloten.
Cette période de subordination chaux-de-fonnière est particulièrement restée en travers de la gorge de Brigitte Leitenberg, fidèle du HCC depuis vingt ans. «Si on monte, ça sera une petite revanche après la promotion d'Ajoie», sourit-elle au bout du fil. Celle qui est aussi députée au Grand Conseil neuchâtelois est confiante:
Quand Brigitte Leitenberg parle des adversaires jurassiens, elle les qualifie de «meilleurs ennemis». Cette appellation cache une certaine affection. Car oui, même si Ajoulots et Chaux-de-Fonniers seront opposés dans ce barrage couperet, les deux camps partagent beaucoup de points communs. «Ajoie, ce sont nos sympathiques ennemis, c'est une rivalité saine», appuie Georges Dupré, 74 ans. Ce fidèle parmi les fidèles de La Tchaux, qui suit son club depuis plus de 60 années, tire un parallèle sociologique:
«Ces deux clubs ont en commun leur côté populaire, ils sont soutenus par un public plutôt ouvrier», souligne Luca Loutenbach. «A Porrentruy ou à La Chaux-de-Fonds, on n’est pas aux Vernets à Genève!»
Cette proximité géographique et culturelle est telle qu'une partie des fans de hockey qui habitent entre les deux villes ne savent pas sur quel patin glisser. «Beaucoup de Jurassiens des Franches-Montagnes soutiennent La Chaux-de-Fonds», observe Luca Loutenbach. De là à leur retirer leur citoyenneté jurassienne? «Non, quand même pas! Mais ces deux prochaines semaines, on ne discutera pas beaucoup avec eux», se marre le fan du HC Ajoie.
Ne vous y méprenez pas: malgré la sympathie réciproque née de leurs ressemblances, les cousins de l'Arc Jurassien n'en sont pas moins des rivaux. Et surtout des rivaux, pour Luca Loutenbach, qui plaisante à moitié:
Christian «Kiki» Crétin, ancien gardien d'Ajoie dans les années 1990, est d'un autre avis. «Je n'ai absolument rien contre le HCC, qui a fait un magnifique parcours», applaudit le Jurassien, qui a troqué sa crosse contre une guitare et un micro pour être, aujourd'hui, le leader du groupe de rock Silver Dust.
Il penche nettement plus pour la fraternité régionale que pour la rancune ou la jalousie. Et pourtant, il aurait une raison personnelle d'être rancunier contre le HCC: «En junior, j'avais pris une immense fessée 22-0 contre La Chaux-de-Fonds, de loin ma plus lourde défaite!»
A La Tchaux, on éprouve plutôt de l'indifférence face aux résultats du voisin ajoulot. «Je préfère par exemple Ambri à Ajoie», compare Georges Dupré. Mais quand on lui tend la perche pour taquiner les Jurassiens, il la prend avec plaisir. «Leur patinoire, ce n'est rien de plus qu'une étable améliorée. Depuis le secteur visiteur, on ne voit même pas la moitié de la glace!» Et la vouivre sur leur logo? «On dira que c'est un essai de représenter un Dragon.»
Brigitte Leitenberg, elle, se réfère au palmarès:
En comparaison, le HCA ne compte qu'un trophée national, la Coupe de Suisse en 2020. «C'est vrai, dans les faits, La Chaux-de-Fonds a plus sa place que nous en première division», reconnaît Luca Loutenbach. «Mais le rationnel, ce n'est pas jurassien! Alors on fera tout pour prolonger ce rêve.»
Et le célèbre supporter ajoulot voit de très bonnes raisons d'y croire. «La vouivre aura toujours le dessus sur l'abeille», image-t-il. «Et puis, la ferveur du public sera côté Ajoie. Là-dessus, il n'y a aucun débat.» Pas sûr qu'à La Tchaux, on l'entende de cet oreille.
Comme le constate Kiki Crétin, l'oreille des Neuchâtelois du haut est d'ailleurs plus sensible au rock que celle des habitants de l'Ajoie, davantage portés sur la variété française, plus douce. Mais l'ex-portier en est persuadé: le style de musique préféré n'influence en rien l'état d'esprit sur la glace.
De quoi apporter ce petit surplus d'énergie décisif dans ce barrage? Peut-être. Une chose est en tout cas sûre: Ajoulots ou Chaux-de-Fonniers, tous prédisent une série et des matchs très serrés. Mais chacun voit son équipe de cœur l'emporter. «Un autre point commun, c'est qu'on est des têtus», avait prévenu Georges Dupré.
Mais un monde séparera à nouveau les cousins de l'Arc jurassien le 12 avril au plus tard, date du septième et dernier acte de ce barrage. Et cette fois, le trajet du retour pour les vaincus paraîtra plus long que jamais.