La portée culturelle, politique et économique de l’Age d’or espagnol dans l’histoire européenne est loin d’être négligeable. A cette époque, l’Espagne contrôlait de vastes territoires des Amériques, d’Europe de l’Ouest, d’Afrique et d’Asie, et toute l’Europe lui enviait sa puissance et sa gloire. Grâce à l’exploitation des ressources naturelles des Amériques et à ses florissantes relations commerciales avec ses partenaires chinois et japonais, la branche espagnole des Habsbourg parvient à contrôler les ambitions de la France en Europe, à défendre les intérêts de l’Eglise catholique romaine au moment de la Réforme protestante et à former le principal rempart contre l’expansion de l’Empire ottoman.
Lors des guerres d’Italie (1494-1559), les Suisses et les Espagnols s’allièrent temporairement pour combattre l’hégémonie française en Italie du Nord. Rappelons également que lors de la bataille de Pavie en 1525, ce fut une armée espagnole qui anéantit les piquiers suisses à la solde des Français, inaugurant ainsi la suprématie militaire des Espagnols en Europe. Fascinés par la grandeur et la puissance inégalées de l’Espagne, les Suisses ne tardèrent pas à s’intéresser également à sa politique, à sa langue et à sa mode, un intérêt que le nombre impressionnant de livres sur l’Espagne publiés à Bâle entre 1527 et 1610 – 184 au total – reflète particulièrement bien.
La puissance espagnole contrastait de manière saisissante avec les divisions religieuses et les fragilités sociales de l’ancienne Confédération. Dans le sillage des deux guerres de Kappel de 1529 et 1531, la pluralité religieuse, suivant l’adage «cujus regio, ejus religio», favorisa une paix sans conviction. Les cantons de Zoug, Schwyz, Lucerne, Unterwald, Uri, Soleure et Fribourg restèrent fidèles à la foi de leurs ancêtres. En revanche, Appenzell et Glaris, où les deux religions se côtoyaient, acquirent la réputation de «zones de tension».
Et les catholiques suisses n’ignoraient pas que Zurich, Berne, Bâle et Schaffhouse, tous territoires protestants, étaient aussi les cantons les plus peuplés et les plus riches. Redoutant une suprématie politique et économique de leurs voisins, ils cherchèrent à instaurer une alliance avec l’étranger et à mettre en place une politique religieuse à même de préserver leurs intérêts et de stimuler leurs économies. L’Autriche refusa son soutien, préférant maintenir sa neutralité religieuse et assurer la paix au sein des frontières du Saint-Empire romain germanique.
La France, alliée traditionnelle, semblait le choix le plus évident, mais elle était elle-même ravagée par ses propres guerres de religion – huit conflits civils dévastateurs entre 1562 et 1568. De plus en plus violents, ces conflits accentuèrent en partie les tensions confessionnelles en Suisse, dans la mesure où l’on retrouvait des soldats suisses dans les armées du royaume catholique de France, mais aussi dans celles des huguenots. Face à la récurrence de ces épisodes sanglants, beaucoup de catholiques suisses en vinrent à considérer la couronne espagnole comme le seul partenaire fiable vers lequel se tourner en Europe.
Dans la seconde moitié du 16e siècle, l’homme le plus puissant de Suisse s’appelait Louis Pfyffer d’Altishofen, originaire de Lucerne. Ardent défenseur du catholicisme et vétéran des guerres de religion françaises, il fut membre des Conseils, puis avoyer de Lucerne à partir de 1571 et jusqu’à sa mort plus de 20 ans après. Déçu par l’impuissance des catholiques de France à vaincre les huguenots et inquiet de l’avenir des cantons catholiques, il fit siens les buts et les idéaux de la Contre-Réforme. Il accueillit les jésuites à bras ouverts à leur arrivée à Lucerne, leur consentant notamment un don de 30 000 florins pour financer la construction de leur collège en 1574.
Les jésuites et les capucins pouvaient déjà compter sur le solide soutien, notamment financier, qu’offrait aux régions catholiques de Suisse le cardinal Charles Borromée, ambitieux archevêque de Milan, sous domination espagnole à l’époque. Le zélé cardinal partageant les vues de Pfyffer, les deux hommes travaillèrent en tandem pour atteindre leurs objectifs temporels et spirituels: Borromée encouragea Pfyffer à durcir sa position face aux hérétiques et à unifier les cantons catholiques suisses au travers d’une alliance espagnole, tandis que Pfyffer soutint Borromée dans son projet de séminaire destiné à la formation du clergé suisse – le prestigieux Collegium Helveticum de Milan.
Surnommé le «roi des Suisses», Pfyffer exerça une immense influence politique sur tout ce qui concernait les alliances militaires, les capitulations et le recrutement de mercenaires suisses par des puissances étrangères. Il fut la cheville ouvrière de la «Ligue d’Or» (rebaptisée par la suite «Ligue Borromée»), à l’origine d’une alliance défensive entre les sept cantons catholiques en 1586. Dès 1587, les cantons catholiques (à l’exception du très francophile canton de Soleure) conclurent une alliance officielle avec l’Espagne. Le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures la rejoignit en 1598, un an après s’être séparé du canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures.
Philippe II d’Espagne ne pouvait que se réjouir des dispositions pro-espagnoles des Suisses catholiques. En 1571, il instaura une ambassade permanente dans les cantons suisses, tout en restant extrêmement prudent stratégiquement parlant, réfléchissant à la manière d’exercer au mieux sa nouvelle influence au sein de la Confédération. Son principal sujet de préoccupation était à cette époque la révolte des Pays-Bas, territoire revenu dans le giron espagnol via le précieux «héritage bourguignon» des Habsbourg. Mais les actions des Espagnols y provoquèrent des troubles considérables, débouchant sur la Fuerre de Quatre-Vingts Ans (1566-1648).
Les Espagnols se débattaient avec d’importantes difficultés logistiques pour acheminer troupes, mercenaires et artillerie vers les Pays-Bas: les vaisseaux espagnols qui partaient des ports de la côte Atlantique de La Corogne, de Laredo et de Saint-Sébastien se heurtaient en effet à l’hostilité des navires hollandais, anglais et français dans la Baie de Biscaye et sur la Manche. Les Espagnols devaient donc ouvrir un autre itinéraire à travers la Méditerranée et par les Alpes s’ils souhaitaient maintenir l’ordre aux Pays-Bas.
Or Philippe II était convaincu que les Suisses catholiques pouvaient les aider à établir ce couloir militaire. Comme il l’espérait, la position suisse vis-à-vis de la révolte des Pays-Bas suivait les frontières religieuses. Les Suisses protestants, qui étaient nombreux à entretenir des liens commerciaux étroits avec les calvinistes hollandais dont ils partageaient les vues théologiques, soutenaient fortement les rebelles. Les catholiques, en revanche, se rangeaient du côté des administrateurs espagnols à Bruxelles et compatissaient aux épreuves des catholiques flamands.
Philippe II dépêcha des émissaires spéciaux dans les cantons suisses, ainsi qu’en Lorraine et en Savoie pour sonder leur disposition à autoriser le passage de ses armées par les Alpes et le long du Rhin dès 1566. La «route espagnole», couvrant les 1000 kilomètres qui séparent Gênes de Bruxelles, devait servir à la fois à transporter et à recruter des soldats pour les combats aux Pays-Bas. Le trajet des recrues espagnoles, napolitaines et lombardes envoyées aux Pays-Bas espagnols passait ainsi par Milan, la Savoie, la Franche-Comté, l’Alsace, la Lorraine et le Luxembourg.
En 1604, au terme d’environ 40 années de prudentes discussions, la Ligue d’Or renégocia le traité d’alliance qui l’unissait à l’Espagne afin de permettre aux troupes espagnoles de traverser les cantons catholiques, à certaines conditions extrêmement strictes:
De leur côté, en effet, les cantons protestants avaient judicieusement conclu, en 1602, leur propre alliance avec la France et Venise afin de dissuader toute agression espagnole ou savoyarde.
Un corridor entre la Lombardie et l’Alsace passait par Domodossola, Brigue, les cols du Simplon et de la Furka, Schwytz, Zoug, Baden et Waldshut. L’itinéraire le plus fréquenté traversait Côme, Bellinzone, le col du Saint-Gothard, Altdorf, Zoug, Baden et Waldshut. Les mercenaires espagnols voyageaient parfois par bateau sur le lac des Quatre-Cantons, de manière à pouvoir se ravitailler à Lucerne, Meggen ou Küssnacht avant de mettre le cap sur Zoug. La traversée des Alpes par ce «Camino español de Suizos» réduisait d’une semaine le trajet jusqu’à Bruxelles. Les frais des Espagnols s’en trouvaient fortement allégés. Au total, six grandes expéditions traversèrent ainsi la Confédération entre 1604 et 1610.
Mais la principale répercussion, et la plus durable de la route suisse-espagnole, fut le coup de fouet qu’elle donna à l’économie des cantons catholiques. Les Espagnols versaient en effet un subside à hauteur de 33 000 écus par an, et redirigèrent leurs convois de marchandises de manière à traverser directement les territoires suisses. Par ailleurs, la nécessité de nourrir, distraire et loger tous ces hommes stimula le renouveau urbain et le commerce international de nombreuses décennies ultérieures.
L’assassinat d’Henri IV, roi de France, en 1610, et le début de la guerre de Trente Ans bouleversèrent irrémédiablement les calculs géopolitiques en Europe. Confrontés à des crises domestiques et à l’international, les Espagnols furent incapables de contenir l’ascension de la France, de la République des Provinces-Unies et de la Suède. La France en ressortit plus puissante que jamais grâce aux efforts conjoints d’hommes politiques comme Maximilien de Béthune, du cardinal de Richelieu et du cardinal Mazarin. Elle conquit également l’Alsace et la Franche-Comté, et conclut une alliance avec la Savoie et les Provinces-Unies, empêchant, dès lors, l’Espagne d’acheminer ses troupes par voie de terre vers les Pays-Bas.
Sentant le vent des équilibres politiques tourner en Europe, les cantons catholiques de Suisse, dès 1613, s’allièrent à leur tour à la France. L’Espagne et la Ligue d’Or renouvelèrent leur traité d’alliance en 1634. Mais le geste était avant tout symbolique, puisque les diplomates français s’étaient assurés, par leurs efforts, de ramener les Suisses dans leur sphère d’influence.
L’attrait de l’Espagne, cependant, ne disparut jamais tout à fait parmi les Suisses catholiques. Aux 17e et 18e siècles, les jésuites, capucins et bénédictins suisses évangélisèrent les colonies mexicaines, cubaines et philippines. Des générations entières de soldats suisses partirent chercher gloire et fortune dans l’armée espagnole, en Europe et ailleurs, tandis que les marchands suisses fondèrent des entreprises florissantes dans toutes les villes baroques et cosmopolites de l’Empire espagnol, de Naples à Mexico, en passant par Lima et Manille. Un nouveau chapitre d’échanges diplomatiques, commerciaux et culturels qui conduirait les Suisses au cœur d’un monde hispanique interconnecté et mondialisé.