Le 3 novembre 1835, Ludwig Lessing, originaire de Freienwalde, près de Berlin, et étudiant en droit à l’université de Zurich depuis le semestre d’hiver 1834/1835, fêtait son 23ᵉ anniversaire. Ses amis lui offrirent une couronne de paille et une pipe en argile. Le matin, il alla en cours. L’après-midi, il se rendit au Café Littéraire, où il retrouva son bon ami Carl Cratz et une connaissance du nom de Karl August, baron von Eyb.
Ludwig Lessing les informa qu’il ne passerait pas comme d’habitude la soirée à la Grüne Häusli, un bar habituellement fréquenté par les étudiants allemands, car il avait «quelque chose à faire». A sa propriétaire, Madame Locher-v. Muralt, il indiqua également qu’il se rendrait le soir même «dans une société dans laquelle il avait promis d’aller». Celle-ci le trouva d’ailleurs d’humeur particulièrement joyeuse. Après un court séjour dans la salle de lecture du musée, Ludwig Lessing se mit en route à 18 heures 30, longeant la Sihl en direction d’Enge. Ensuite, on perdit sa trace.
Le lendemain matin, sur les rives de la Sihl, entre Enge et Zurich, le laitier Heinrich Wydler découvrit le corps sans vie de Ludwig Lessing qui gisait sur le ventre, recouvert de son manteau. Sa main gauche serrait encore un couteau de poche avec lequel il avait visiblement tenté en vain de se défendre. L’autopsie révéla que Ludwig Lessing avait été sauvagement tué de 49 coups de couteau.
La police zurichoise conclut rapidement à un assassinat politique car Ludwig Lessing évoluait dans le milieu des étudiants et réfugiés allemands politiquement engagés de la ville. Ces activistes bourgeois républicains, qualifiés de «démagogues» et persécutés dans leur pays d’origine, refusaient la restauration post-napoléonienne et plaidaient en faveur de réformes libérales et de l’unité nationale de l’Allemagne.
A l’époque, la Suisse était un lieu d’asile apprécié des persécutés politiques allemands et autrichiens; les cantons régénérés leur offraient un environnement relativement sûr et libre pour l’organisation et l’agitation politiques. D’autant que les gouvernements libéraux, à l’instar d’une grande partie de la population, manifestaient de la compréhension pour les préoccupations démocratiques et républicaines des réfugiés.
La société secrète «Jeune Allemagne» vit le jour à Berne avec la participation du révolutionnaire professionnel italien Giuseppe Mazzini. Elle visait un sursaut républicain dans le pays d’origine, sous la devise «Liberté, égalité, humanité». Le Café Littéraire, que fréquentait comme on l’a vu l’étudiant Ludwig Lessing, était le point de rendez-vous de la Jeune Allemagne à Zurich.
Le mouvement révolutionnaire était particulièrement prisé de la jeunesse universitaire allemande. Ces réfugiés, dont beaucoup étaient membres des sociétés d’étudiants interdites, affluèrent dans les hautes écoles suisses récemment créées à Zurich et à Berne:
En décembre 1834, la Prusse interdit ainsi à ses sujets de faire leurs études dans les universités de Berne et Zurich.
Ludwig Lessing comptait lui aussi parmi les étudiants que les idées révolutionnaires séduisaient. A Berlin, il contribua activement à la création d’une société secrète d’étudiants. Il fut alors arrêté – mais se montra coopératif en détention: il accepta de témoigner devant les autorités, à condition qu’on l’amnistie et qu’on le laisse poursuivre ses études en paix.
Il se déclara même prêt à continuer à fournir des renseignements sur le milieu étudiant révolutionnaire; en résumé, Ludwig Lessing devint à ce moment-là informateur au service de la police prussienne, et plus précisément de l’«Agence publique de la Confédération germanique» de Francfort, chargée de recueillir, pour toute la Confédération germanique, des informations sur les activités politiques subversives menées sur le territoire national et à l’étranger. A cette fin, les autorités mirent en place un réseau d’espionnage qui opérait également en Suisse.
A Berne, où il entama ses études de médecine en 1834, Lessing reçut de ses commanditaires la mission d’infiltrer de manière ciblée des mouvements politiques. Il endossa immédiatement un rôle d’agent provocateur, en incitant d’une part les artisans allemands de Berne à lutter contre «le joug des tyrans» de l’aristocratie allemande, tout en informant d’autre part Berlin de la dangerosité des révolutionnaires.
Cependant, Lessing n’était pas très bon espion: il fournissait peu de renseignements et sa surveillance n’était ni structurée, ni systématique. En revanche, il était prétentieux et se targuait d’être au fait des secrets les mieux gardés de la grande politique. Aussi fut-il rapidement soupçonné d’espionnage par ses compatriotes. Lorsque le Berner Volksfreund fit ouvertement état de cette suspicion, Lessing s’exila à Zurich. Il y poursuivit ses activités de membre de la Jeune Allemagne.
A Zurich, que savaient les amis de Lessing, eux aussi tous membres de cette société secrète, au sujet de sa double vie d’espion? Etaient-ils au courant qu’il fournissait également des renseignements sur leur compte à l’Allemagne? Face à eux, Hans Konrad von Meiss, juge d’instruction zurichois, se heurta à un mur de silence. Le baron von Eyb avait bien connu Lessing et avait même partagé sa loge au théâtre. Toutefois, il n’avait, selon ses dires, jamais entendu parler d’une organisation du nom de Jeune Allemagne.
En réalité, Eyb occupait une position de pouvoir dans la vie des clubs républicains des villes du Plateau suisse et était trésorier au sein de la Jeune Allemagne. Julius Thankmar Alban concéda avoir été un bon ami de Lessing, mais nia toute implication politique, alors qu’il était président de la Jeune Allemagne à Zurich depuis juillet 1835 et s’était encore rendu à une réunion conspirationniste au Tessin avec Lessing au mois d’août.
Friedrich Gustav Ehrhardt avait souvent rendu visite à Lessing chez lui et tous deux s’étaient même battus en duel en août 1835. Toutefois, il prétendait ne connaître aucune organisation politique. En vérité, Erhardt faisait partie du «noyau fanatique du mouvement des réfugiés radicaux», comme le précise le récit contemporain de l’affaire intitulé «Der Studentenmord in Zürich. Criminalgeschichte». Avec Carl Cratz, l’ami de Lessing, il avait même publié l’une des premières revues communistes, Nordlicht. L’apprenti cordonnier Friedrich Herrscher alla même jusqu’à déclarer que Cratz et Ehrhardt l’avaient mis en garde contre l’«espion» Lessing et qu’il avait lui-même tenté d’avertir Lessing en retour que les étudiants et les artisans prévoyaient de l’éliminer.
Lorsque Theodor von Rochow, envoyé prussien en Suisse, affirma tenir de source sûre qu’Alban et Cratz, au prétexte de vouloir présenter une femme à Lessing, l’avaient piégé et tué à Enge, les deux hommes furent arrêtés et incarcérés. Une fois encore, ils nièrent farouchement. En tant que réfugiés politiques, ils avaient l’habitude des interrogatoires et parvinrent à éluder habilement les questions délicates. Ils ne livrèrent aucun renseignement valable et on dût les relâcher.
Au bout du compte, seul August, baron von Eyb, fut poursuivi. A cette occasion, on découvrit non seulement qu’il n’était pas baron et s’appelait en réalité Zacharias Aldinger, mais aussi qu’il était, en tant que figure clé de la Jeune Allemagne en Suisse, lui-même informateur pour la police depuis juillet 1834. Ses rapports sur le milieu des réfugiés en Suisse étaient même transmis au chancelier d’état autrichien Metternich en personne. Toutefois, hormis la falsification de son passeport, aucune preuve valable ne put être établie contre Eyb/Aldinger devant le tribunal.
L’échec de l’enquête pénale dans l’affaire Lessing, dans laquelle aucun coupable ne fut jamais identifié, n’est pas sans lien avec le peu d’intérêt que manifestèrent certaines personnalités zurichoises influentes du monde politique et judiciaire pour ce cas. Celles-ci sympathisaient non seulement avec les réfugiés et leur idéologie, mais craignaient également que des investigations trop poussées ne révèlent même des scandales. Ainsi, plusieurs conseillers d’État zurichois aux idées radicales avaient non seulement protégé les réfugiés activistes, mais les avaient également soutenus financièrement.
Le président du tribunal cantonal de Zurich, Friedrich Ludwig Keller, était même considéré comme un ennemi de Lessing: selon le récit contemporain de Jodocus Donatus Hubertus Temme, dans un courrier à ses commanditaires, Lessing avait non seulement affirmé que Keller appartenait à la Jeune Europe de Mazzini et détournait des fonds de la Jeune Allemagne, mais il l’avait également qualifié d’homme «rusé» qui avait «un mauvais caractère en privé» et qui «bien qu’il ait femme et enfants, entretenait plusieurs maîtresses».
L’assassinat de Ludwig Lessing fut l’une des principales causes de la promulgation par la Diète, le 11 août 1836, du «conclusum sur les étrangers», qui précisait que les réfugiés «qui avaient abusé du refuge qui leur avait été accordé par les États et avaient mis en danger la sécurité et le calme ou la neutralité de la Suisse et ses relations internationales (...)», devraient être expulsés. Une manière pour la Suisse de réagir à la pression internationale.
En raison de son évolution politique relativement libérale et démocratique, ainsi que de sa politique d’asile permissive, la Confédération contrariait depuis longtemps les pouvoirs conservateurs de la «Sainte-Alliance», qui la considéraient comme un foyer d’instabilité politique et une source de danger révolutionnaire. La question des réfugiés politiques avait longtemps été à l’origine de conflits diplomatiques. Fin 1834, l’Autriche avait même menacé de fermer ses frontières et de prononcer un embargo commercial si la Suisse ne promulguait pas une loi sur les étrangers plus stricte et ne livrait pas les étrangers recherchés pour raisons politiques.
Dans le sillage du «conclusum sur les étrangers» – qui fut pourtant levé au bout de deux ans –, Carl Cratz et Zacharias Aldinger, alias le baron von Eyb, furent expulsés de Suisse avec 154 autres réfugiés politiques. Julius Alban put cependant poursuivre ses études à l’université de Zurich.
Friedrich Ehrhardt, l’un des réfugiés politiques les plus actifs de Zurich, disposa quant à lui d’une protection suffisante pour obtenir un poste au tribunal de district de Zurich malgré son implication dans l’assassinat de Lessing. Dès 1836, il devint substitut du bureau d’avocat de Jonas Furrer, député au Grand conseil et futur Conseiller fédéral. Il fut naturalisé, puis devint procureur du canton de Zurich et colonel de l’armée suisse. Le point culminant de sa carrière fut l’obtention du poste de consultant juridique du «roi du chemin de fer» Alfred Escher. Jusqu’à sa mort en 1896, l’ancien communiste resta toutefois soupçonné d’avoir participé au meurtre de Ludwig Lessing.