Bien que les historiens aient tendance à considérer que la bataille de Poitiers en 732 marque l’apogée des conquêtes islamiques en Europe de l’Ouest durant le haut Moyen Age, il convient de rappeler que les invasions islamiques se poursuivirent en Europe bien au-delà du VIIIe siècle. Arabes et Berbères – appelés «Sarrasins» dans les textes médiévaux – envahirent la Crète (vers 824), la Sicile (831) et Malte (870) en tirant parti du chaos politique qui régnait en Méditerranée. Ils mirent à sac les environs de Rome en 846, et occupèrent une partie des Pouilles (847-871) et de la Campanie (885-915).
Les Sarrasins menèrent également d’importantes opérations militaires contre les Etats successeurs des Carolingiens, lançant notamment une attaque navale majeure contre Marseille et les villes de l’estuaire du Rhône en 831. Ils parvinrent même à s’emparer d’Arles en 848. La mort du roi Boson de Provence (reg. 879-887) et le vide politique qui s’ensuivit offrirent aux Sarrasins l’occasion idéale d’établir un nouveau comptoir en Europe de l’Ouest.
Vers 889, une bande d’une vingtaine d’hommes assiégea et conquit le village de La Garde-Freinet en Provence, près de l’actuelle Saint-Tropez. Appelé «Fraxinet» par les chroniqueurs du haut Moyen Âge, ce comptoir sarrasin prospéra rapidement grâce à son emplacement stratégique entre le golfe de Saint-Tropez et le massif des Maures.
Les origines et les motivations des conquérants et fondateurs du Fraxinet sont encore débattues à ce jour dans les milieux académiques. La conquête de La Garde-Freinet pourrait simplement être l’œuvre de pirates avisés dotés d’une bonne connaissance des fortifications côtières et montagneuses. Il est probable que nombre d’entre eux possédaient des origines berbères et que certains venaient des îles Baléares. Selon toute vraisemblance, renégats chrétiens et opportunistes avaient aussi grossi leurs rangs. Au-delà d’un butin facile, d’autres étaient peut-être motivés par le mérite religieux et l’extension du territoire de l’islam (Dar al-Islam) par le djihad.
Les sources du monde islamique sont peu loquaces au sujet du Fraxinet. Il est possible que le géographe arabe Ibn Hawal († 978) ait fait concrètement allusion au Fraxinet dans son Surat al-arth, mais l’historien omeyyade Ibn Hayyan († 1076) le mentionne brièvement dans sa chronique Al-Muqtabis. On retrouve de nombreuses autres références au Fraxinet dans les chroniques et archives chrétiennes de l’époque. L’évêque et chroniqueur Liutprand de Crémone (920-972) l’évoque dans ses Antapadosis et Liber de rebus gestis Ottonis. Il estime que les Sarrasins du Fraxinet étaient fidèles à l’émirat omeyyade de Cordoue.
Après avoir érigé une série de fortifications impénétrables le long du col de Maure ainsi qu’une base au Fraxinet, les Sarrasins furent en mesure de mener des raids estivaux en direction de la Bourgogne, de la Provence, de la Ligurie, de la Savoie et du Piémont.
A l’est, les forces du Fraxinet occupèrent temporairement et mirent à sac Oux, Aqui, et Asti. Elles prirent également le contrôle du col du Mont-Cenis , un important col transalpin et une artère vitale sur la Via Francigena, chemin de pèlerinage s’étendant de Canterbury à Rome.
Dans le nord de l’Italie, les raids sarrasins furent si intenses et si dévastateurs que les moines de l’abbaye de la Novalaise durent se réfugier à Turin. En Bourgogne et en Provence, les Sarrasins saccagèrent et pillèrent Valence, Vienne, Toulon, Marseille, Aix-en-Provence, Fréjus et Embrun. Les victoires du Fraxinet engendrèrent à leur tour un phénomène de migration en provenance de l’Espagne musulmane et potentiellement de l’émirat de Sicile. Vers l’an 930, le Fraxinet était devenu riche grâce au butin accumulé et aux esclaves capturés dans les monastères et les églises sans défense.
Louis III l’Aveugle (reg. 887-928), roi de Provence, peina à lutter contre les Sarrasins. Son parent et successeur désigné, Hugues d’Arles, roi d’Italie, en appela à son beau-frère, le puissant empereur byzantin Constantin VII Porphyrogénète (reg. 917-963) pour l’aider à expulser les Sarrasins de Provence en 931.
Pendant que les Byzantins attaquaient les navires sarrasins au moyen de leur redoutable «feu grégeois», les forces provençales et lombardes d’Hugues affrontèrent les Sarrasins dans les Alpes, remportant des succès modestes. Les Sarrasins conservèrent malgré tout le contrôle de plusieurs points stratégiques dans l’ouest des Alpes (les cols du Petit Saint-Bernard, du Mont-Cenis et de Montgenèvre), dont ils se servirent pour mener des contre-attaques et des raids dans une grande partie du territoire de l’actuelle Suisse.
Les historiens ne peuvent retracer avec précision les itinéraires empruntés par les Sarrasins lors de leurs raids et invasions de la Suisse alpine, mais il est établi qu’ils pillèrent le Bas-Valais et mirent à sac l’abbaye de Saint-Maurice en 939. Le chroniqueur franc Flodoard de Reims (vers 893-966) confirme l’attaque et rapporte en outre que les Sarrasins prirent pour cible des groupes de pèlerins sur le chemin de Rome en 940. A la même époque, les Sarrasins détruisirent l’église Saint-Pierre de Bourg-Saint-Pierre, qui ne fut reconstruite qu’en 1010. Des lettres diplomatiques préservées indiquent que Coire et sa cathédrale furent ravagées dans un raid aux alentours de 936, en même temps qu’une église dans la vallée de Schams.
Dans son Casus Sancti Galli, le moine et chroniqueur Ekkehard IV (vers 980-vers 1056) atteste la présence de maraudeurs sarrasins en Suisse orientale, mais décrit également la farouche résistance qu’opposèrent les moines de Saint-Gall lorsqu’ils furent attaqués en 939. Les moines de l’abbaye bénédictine de Disentis, en revanche, se réfugièrent dans les environs de Zurich lorsque les Sarrasins attaquèrent leur monastère vers 941.
Hugues parvint à repousser les Sarrasins jusqu’en Provence au bout d’une décennie d’affrontements sporadiques. En 941, alors qu’il s’apprêtait à vaincre les Sarrasins et à enfoncer leurs dernières lignes de défense du Fraxinet, le roi d’Italie fut averti que son rival, le comte Bérenger d’Ivrée, préparait une invasion de la Lombardie. Hugues se mit alors à considérer les Sarrasins comme une pièce cruciale d’un jeu qui lui permettrait de contrer les ambitions politiques de Bérenger, mais aussi celles de son principal allié, l’empereur du Saint-Empire Otton Iᵉʳ.
Certains historiens suggèrent qu’Hugues aurait cherché à s’attirer les faveurs du calife omeyyade Abd al-Rahman III (reg. 929-961), et que ces ouvertures diplomatiques auraient été à l’origine de son changement soudain de politique à l’égard des Sarrasins.
Le généreux traité d’alliance conclu avec Hugues permit aux Sarrasins de reprendre le contrôle des cols alpins vers le Piémont et la Lombardie, du col de Montgenèvre au col du Septimer. Plus tard, ils étendirent aussi temporairement leur contrôle aux cols de Monte-Moro, du Simplon et du Lukmanier . Depuis leurs camps de base alpins, des groupes pillèrent régulièrement la campagne suisse et s’attaquèrent par intervalles à Coire et à Saint-Gall au cours des étés 952 à 954. Les raids des Sarrasins atteignirent même le Jura bernois à la fin des années 950.
Les Sarrasins se heurtèrent cependant à des concurrents de taille dans leur quête de butin: les Magyars. Tout comme les Sarrasins, les Magyars avaient tiré parti des troubles sociaux et politiques qui secouaient l’Europe occidentale après le partage de l’empire carolingien. Entre 898 et 955, ils envahirent une grande partie de l’Europe occidentale et pillèrent notoirement Saint-Gall en 926.
Si les Sarrasins étaient d’excellents combattants au corps à corps et qu’ils organisaient de redoutables embuscades alpines, ils ne faisaient toutefois pas le poids face aux Magyars dont la maîtrise du combat à cheval et de l’arc était sans égale. Grâce à leurs étriers, les cavaliers magyars pouvaient aisément décocher des flèches assassines et faucher leurs ennemis d’un coup de cimeterre à une vitesse fulgurante. A en croire les chroniqueurs, des bandes itinérantes de Magyars défirent les Sarrasins en 936 et 954.
Les sources historiques semblent confirmer un déclin marqué de l’activité sarrasine peu de temps après. La mort d’Abd al-Rahman III et l’accession au trône de son fils Al-Hakam II pourraient très bien constituer une autre explication au retrait progressif des forces sarrasines hors des Alpes. Contrairement à son père, Al-Hakam II s’efforça d’établir des relations pacifiques avec ses voisins chrétiens d’Espagne et de France, préférant combattre les Zirides et les Fatimides en Afrique du Nord.
Faute de renfort matériel digne de ce nom en provenance de Cordoue, le Fraxinet se retrouva dans une position vulnérable. Les Sarrasins abandonnèrent Grenoble en 965 et Gap en 973, mais le col du Grand-Saint-Bernard resta entre leurs mains jusqu’en 972. La chute du Fraxinet survint aux alentours de 974, lorsque le comte Guillaume de Provence (vers 950-vers 993) et ses alliés nobles du Dauphiné, de Provence, de Nice et de Gênes rasèrent la citadelle après la bataille de Tourtour.
Les Sarrasins qui se rendirent furent épargnés, mais bon nombre furent tués dans leur ancienne place forte. Même après avoir été baptisés, ils furent nombreux à être réduits à l’esclavage, tandis que d’autres furent contraints à l’exil.
Les chroniqueurs du haut Moyen Age font état de l’effet destructeur et déstabilisant des raids sarrasins dans les Alpes. Les Sarrasins sont quant à eux décrits comme rusés et puissants. Depuis le XIXe siècle, les historiens ont tenté d’établir et d’évaluer les conséquences, les effets et l’héritage des invasions sarrasines.
Dans son ouvrage Invasions des Sarrazins en France et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse (1836), l’orientaliste français Joseph Toussaint Reinaud (1795-1867) explore la coopération entre la population locale et les Sarrasins, et constate que chrétiens et musulmans s’associaient fréquemment. D’importants échanges de technologies, de biens et d’idées eurent lieu entre les deux peuples.
Certains chercheurs ont suggéré que les Sarrasins avaient introduit en France des méthodes avancées de production de goudron de pin et de culture du sarrasin. D’autres affirment que les Sarrasins ont enseigné aux Européens de nouvelles techniques de production de céramiques ainsi que de textiles et ont apporté un nouvel instrument de musique: le tambourin.
En Suisse, l’abondance de toponymes et de patronymes qui semblent évoquer la présence historique des Sarrasins a contribué à la prolifération de mythes généalogiques et de légendes populaires en Valais et dans les Grisons. Ceux-ci ne peuvent toutefois pas tous être rejetés tant que des recherches et des fouilles archéologiques supplémentaires n’auront pas été entreprises.