Un fauteuil chromé signé Marc Newson. En face, le sofa qui ressemble à une grosse larme, d'Amanda Levete. Les deux discrets tabourets de Jasper Morrison utilisés comme des tables basses. En arrière-plan, l'imposant semainier Solaris de Karl Lagerfeld, dont le reflet apparaît tel un fantôme éternellement subjugué par la Seine.
Nous sommes au troisième étage du 17 quai Voltaire. Nous sommes chez Karl Lagerfeld. Jusqu'à sa mort le 19 février 2019, l'inoubliable patte artistique de la maison Chanel pouvait ouvrir l'une des larges fenêtres de son trois-pièces de 260,21 mètres carrés et surveiller le Louvre ou le jardin des Tuileries, de son oeil planqué sous le verre opaque de ses inoubliables solaires.
Cinq ans après sa disparition, la garçonnière futuriste du plus français des Allemands a été mise aux enchères. Pour avoir une chance d'emménager dans ce que Karl appelait lui-même un «vaisseau spatial pour vieux savant branché sur des planètes inconnues», il a fallu se rendre à Paris, à 10 heures pétantes ce mardi, mais surtout lâcher un million d'euros en consignation, histoire de prouver que vous êtes riche.
Sans surprise, et en quelques minutes seulement, ce bien d'exception a trouvé un nouveau propriétaire. Le prix final? 10 millions d'euros.
Mais s'installer dans un appartement qui, une fois dépossédé de son âme, de ses meubles et de son propriétaire, ressemble à une gigantesque morgue, ça se mérite. C'est d'ailleurs à chaque fois la grande question, lorsque le cocon d'une personnalité unique et gorgée de bon goût est en vente: faut-il oser s'approprier le bien sans y toucher ou, au contraire, tout casser pour ne pas risquer de souiller l'imagination de son créateur? Car, au troisième étage de cette somptueuse bâtisse érigée en 1694, dans l'élégant quartier Saint-Thomas d'Aquin, il faudra s'accommoder de plusieurs originalités imaginées par Karl Lagerfeld.
Déjà, il a fallu trouver un écrin digne des 40 000 livres que le couturier gardait jalousement dans ses différentes propriétés. Alors, quoi de mieux qu'un régiment de bibliothèques rétroéclairées et séparées d'une épaisse paroi en verre dépoli? En d'autres termes, ça fait beaucoup de bibelots à acheter pour peu que le nouveau propriétaire ne soit pas féru de littérature.
Le sol en béton? D'une beauté brutale pour ceux qui seraient plutôt habitués aux affreux living-rooms en catelles claires des maisons mitoyennes françaises. Le dressing de cinquante mètres carrés quand on a deux jeans et un pull en laine? Ne vous inquiétez pas, Lagerfeld lui-même utilisait cette pièce pour y faire dormir la gouvernante.
Sans oublier la (toute) petite cuisine, aussi fonctionnelle qu'un poignet foulé et qui n'a pas grand-chose à envier aux fourneaux d'une caserne militaire fribourgeoise. Remarquez, pour le couturier, il s'agissait surtout d'un sas de décompression au saut du lit. Allergique à l'odeur de nourriture dans ses différents logements, il mangeait constamment à l'extérieur et utilisait son frigo pour y ranger exclusivement des canettes de Coca-Cola Light.
Pour vous prouver que la forme n'est rien sans le fond, voici quelques photographies de cet appartement hors normes, que Lagerfeld utilisait en premier lieu comme atelier, avec des meubles à l'intérieur.
Attention les yeux: c'est somptueux.