Comme dirait n'importe quelle maman devant le récital de flûte de son rejeton, il a tout pour lui. La gueule, la voix, le verbe, le talent, la pilosité et la flemme. Cette flemme qui lui tombe dessus comme sur la tignasse d'un adolescent, mais qui fout le camp dès qu'il faut assurer l'antenne. Yann Marguet, 38 années de vie, mais davantage de QI et de paires de baskets, est un homme complexe. Donc un artiste indispensable?
Oui, le calcul est un peu foireux, mais la carrière et le cerveau de l'humoriste romand se jouent de la rigueur mathématique ordinaire. Dix ans après avoir échappé à un cursus rasoir à la HEP, l'humoriste et comédien s'apprête à déflorer un véritable empire du paysage médiatique français. Déjà à ses aises dans l'émission Zoom Zoom Zen sur France Inter, le voilà, dès ce vendredi à 19h20 sur TMC, artilleur régulier pour «l'autre» Yann, sur le plateau de Quotidien.
Marguet n'est pourtant pas un blaguiste. De ceux qui sont capables de cribler de vannes un peloton de potes autour d'une planchette apéro. De ceux qui se sentent comme à la maison sur la scène d'un Comedy Club. De ceux qui savent nourrir leur compte Instagram de petites séquences filmées au téléphone portable. «Mais il suffit qu'il sorte une seule vanne et on est tous pliés de rire», nous balance Frank Matter au bout du fil. L'animateur de Couleur 3 a eu fin nez, il y a une petite brouette d'années, quand il a convaincu ce grand discret de Sainte-Croix (VD) d'intégrer la fréquence cool de la RTS.
Dans Les Orties, Yann Marguet s'en prenait chaque semaine à nos petits tics et grands tocs d'êtres humains. Comme l'annonçait Frank Matter avant chacun de ses passages radio, «c'est désagréable, mais c'est pas méchant, mais c'est désagréable».
Yann, c'est d'abord un sens quasi maniaque de l'observation, qu'il braque ensuite sur nos tempes comme une arme à introspection massive. Qu'importe son terrain de jeu, des planches au micro, avec ou sans accent, d'un ton habile ou volontairement débile, le barbu le plus célèbre de l'Ouest (du pays) parvient à remuer nos plus grandes fragilités et nos ratés les moins reluisants. Qu'on se rassure, rien de personnel! Il a les épaules suffisamment baraquées pour toujours nous attraper par large grappe d'individus, nous rappelant doucement à notre humble condition d'amas de chairs touchantes, mais méchamment dysfonctionnelles.
Rajoutez à cela une habileté à tricoter la langue française, qu'on retrouve par exemple chez un Gaspard Proust, vous obtiendrez un intraitable philosophe moderne qui s'ignore (un peu). «Il est pudique et flemmard, mais c'est un immense bosseur. Il peut passer des heures sur une phrase et jamais il ne va bâcler une chronique, nous confirme Frank Matter. En revanche, il pète beaucoup.»
D'ailleurs, ce «sociologue du pauvre» (c'est lui qui le dit) a-t-il raison d'enjamber la frontière de la fame pour aller se mesurer à l'audimat infernal du PAF? Coup de fil à l'humoriste Blaise Bersinger, qu'on a dérangé en plein lunch: «Oui. Mais parce que Yann reste toujours lui-même. Il ne va pas se pointer sur un plateau parisien en faisant semblant de ne pas être suisse. C'est l'un de ceux qui, s'ils décident de faire quelque chose, savent pourquoi», nous confie ce grand spécialiste de l'absurde et, accessoirement, celui qui a engagé Yann pour la première fois, lorsque Blaise assurait la matinale de Rouge FM. C'était il y a fort longtemps.
A la ville, tous ceux qui ont un jour partagé le couvert ou une binch avec Yann Marguet savent qu'il a tout du vieux professeur d'histoire, l'échine plaquée contre le dossier de sa chaise, les mains posées sur l'abdomen. Les gestes sont lents et le silence est d'or. Un taiseux qui n'essaie jamais d'être particulièrement drôle. «Ce n'est pas un gars drôle sur la durée, analyse Blaise Bersinger, mais il a ce formidable cynisme qui fait que s'il veut bien ouvrir la bouche, il prononcera la phrase ou la vanne la plus juste de la soirée.»
Une sorte de grand sage d'un autre temps, emprisonné dans le corps d'un hipster rigoureusement d'aujourd'hui.
Contrairement à Gaspard Proust, qui ne cache jamais sa joie de batifoler dans un sulfureux conservatisme (coucou Valeurs Actuelles et Europe 1), Yann n'est pas totalement de gauche et pas franchement de droite. Il voudrait d'ailleurs qu'on s'en foute un peu. Une fois le micro allumé, il est exclu que l'on soit en mesure de colorier son humour (et son humeur) d'une quelconque teinte politique. Lorsqu'il vise une tribu, que ce soit l'abruti de bobo ou le zinzin d'extrême droite, tout le monde a droit au même traitement. Et lui le premier.
Rigoureux? Perfectionniste? Des adjectifs beaucoup trop mollassons pour parvenir à décrire la précision avec laquelle le garçon à bonnet retroussé sélectionne ses trouvailles. Il nous a fallu déranger Frédéric Recrosio, le metteur en scène de ses spectacles, pour pêcher la bonne tonalité.
Recrosio fut d'ailleurs le héros de Yann. Ce sont ses spectacles qui lui ont notamment donné l'envie et la force d'ôter le capuchon de son propre stylo. Les deux hommes partagent cette sensibilité, ce petit rien de différent, ce talent de conteur qui les font rouler un peu en marge de l'autoroute de l'humour.
Bah, il a fallu être patient pour parvenir à lui arracher quelques secondes de son temps. Un temps évidemment précieux, mais aussi, paraît-il, difficile à moduler. Même pour ses potes: «Disons que c'est impossible d’agender quelque chose à l'avance avec lui. S'il me manque et que je voulais le voir, par exemple en novembre, je sais que je vais échouer», nous apprend Blaise Bersinger.
Bien sûr, notre homme n'aime pas tant causer de lui. Mais soudain, vendredi, à la sortie du TGV qui le recrachait de Paris, le téléphone sonne: «Désolé, j'ai mal estimé le temps de trajet» On lui demande en deux-deux comment s'est déroulé l'enregistrement de l'émission, jeudi soir, s'il est heureux, fier, tout ça.
Sans surprise, l'humoriste cherche un peu ses mots dans sa barbe soigneusement taillée, lorsqu'il doit rassembler ses émotions.
On aurait pu tenter de joindre «l'autre» Yann, pour savoir pourquoi «notre» Yann lui a tapé dans l'oeil. Mais s'il s'est assis au pupitre de l'émission la plus regardée de France, on peut se douter qu'il l'a trouvé plutôt bon. Comme Thomas Wiesel avant lui. Blaise Bersinger nous disait à midi que, «Yann ne fait pas beaucoup de choses, mais c'est systématiquement drôle».