Facile? Oui, facile. «Ils sentaient bon le bortsch chaud, nos visionnaires!», se moque Dr Desproges sur Twitter. Facile, mais révélateur. Ces «visionnaires» sont ceux qui, dans les dernières heures encore, prédisaient que la Russie n’envahirait pas l’Ukraine. C’était une chose de ne pas savoir, de ne pas se mouiller, de refuser de prendre les paris. C’en était une autre d’affirmer qu’au grand jamais Poutine ne lancerait ses chars à l’assaut du voisin ukrainien.
Ils se sont trompés. Cela arrive à tout le monde. Les résultats d'élections démentent souvent les pronostics des éditorialistes. La prédictologie est une science hasardeuse. Dans le cas russo-ukrainien, l’erreur de jugement tient surtout à des biais à fort pouvoir obscurcissant: covidosceptiques, antiaméricains, pro-russes ou s’estimant les plus malins, politiques ou stratèges, ces madame soleil de la géopolitique se sont aveuglés de trop de partis-pris.
Beaucoup des tweets erronés, sinon tous, ont été effacés par leurs auteurs. Ils ont eu un an pour le faire. Mais dans l’intervalle, la flasheuse a flashé. L’Express dégaina le premier, le jour même de l’invasion, le 24 février 2022: «Guerre en Ukraine: ces "experts" qui assuraient que Poutine n'attaquerait pas». Le magazine français rappelait les propos tenus le 8 février par une éminente spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel (le masculin est de rigueur) de l’Académie française, aujourd’hui âgée de 93 ans et toujours de la prestance:
Réputée russophile, l’Académie française compte toutefois parmi ses membres des «immortels» lucides sur la Russie, tels le philosophe Alain Finkielkraut ou encore le dernier entré, l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, tous deux parfaits antistaliniens.
L’Express avait également repéré une chronique du journaliste Renaud Girard parue le 17 février dans Le Figaro. Il y affirmait, sans laisser place au doute: «Contrairement aux craintes publiquement exprimées par le gouvernement ukrainien au mois de décembre 2021, puis reprises par les autorités américaines, Vladimir Poutine n'a aucunement l'intention d'envahir l'Ukraine.» Le 22 février dans un live du Figaro, il soutenait encore:
Mais deux jours plus tard, mis face à l’invasion, Renaud Girard changeait de version:
Etrange retournement: avant le 24 février, Vladimir Poutine n’avait-il pas donné des signes inquiétants de sa personnalité?
Il faut peut-être chercher la raison de ces naufrages dans la vision qu'ont de la Russie quelque-uns de ses connaisseurs. N’ayant pas été pro-soviétiques, ils ne nourrissent pas moins un attachement souvent culturel et sentimental pour ce pays. Après le fiasco de son prédécesseur Boris Eltsine, ils ont vu en Vladimir Poutine celui qui pourrait restaurer le statut d'une Russie tombée bien bas à la chute de l’URSS. Ils lui ont pour ainsi dire tout passer, à commencer par ses guerres en Tchétchénie, puis son soutien militaire à Bachar al-Assad (que même des anti-Poutine opposés à l'islamisme armé ne condamnèrent pas toujours avec fermeté).
Alors oui, «Ils sentaient bon le bortsch chaud, nos visionnaires!». A l’approche de la date anniversaire de l’invasion de l’Ukraine, le susnommé Dr Desproges (un pseudo) a compilé une poignée de publications récupérées dans les limbes de Twitter. Voici une partie de son tableau de chasse:
On y retrouve Renaud Girard. On y découvre, sans trop de surprise, le prorusse Thierry Mariani, député européen du parti nationaliste Identité et démocratie, ainsi que Florian Philippot, ex-Rassemblement national, farouche antimacronien et complotiste à ses heures.
L’humoriste Sophia Aram, chroniqueuse sur la radio publique France Inter, laïque devant l’éternel, apprécie si peu Pascal Boniface, le directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques, proche du rappeur Médine qui avait eu des paroles malheureuses à l'encontre de Charlie Hebdo, qu’elle n’a pas résisté à ce tweet:
Imagine, t'es persuadé que Poutine n'envahira pas l'Ukraine pour éviter de se conformer aux prévisions du renseignement américains sur son propre projet d'invasion, ce serait débile hein ?
— sophia aram (@SophiaAram) February 21, 2023
Et bah imagine quand même. pic.twitter.com/OoFmQRci9s
Et puis, il y avait les «poutinolâtres», Eric Zemmour à l’extrême droite, Jean-Luc Mélenchon à l’extrême gauche, réunis dans leur aversion des Etats-Unis. Le premier disait rêver d’un Poutine français. Le second, à quatorze jours de l’invasion de l’Ukraine, tenait l’Otan pour l’agresseur, «sans aucun doute». Florilège (cliquez sur la vidéo):
Melenchon et ses CONpatriotes Zemmour, LePen, veulent profiter de l'invasion de l'Ukraine par Poutine pour essayer de faire oublier leur Admiration pour le DICTATEUR Poutine.#UkraineWar pic.twitter.com/5R9I8Rvc4Y
— Benico007 (@benico007) February 26, 2022
En Suisse romande, le journaliste Guy Mettan, connu pour ses positions prorusses avant le déclenchement du conflit, interrogé le 22 février 2022 par la chaîne Léman bleu sur l'indépendance des républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk, décrétée la veille par Vladimir Poutine, parlait d'une «réaction légitime» de la part de Moscou. Il imputait les rumeurs d'invasion de l'Ukraine à «toute la propagande» des «dernières semaines».
Réinvité deux jours plus tard, Guy Mettan avouait «s'être trompé sur [son] pronostic».