En Russie, pays en guerre non déclarée contre l’Ukraine, la mort est partout. Au front. Loin du front. Dans les têtes. Omniprésente. Insupportable. Pour lutter contre les angoisses de mort, rien de tel qu’un shoot de vie. Du rapide. Du puissant. L’alcool et le sexe, par exemple. La soirée olé-olé du tout-Moscou de la teuf organisée le 20 décembre, requalifiée en «orgie» par le pouvoir russe, participe de cette conjuration des idées noires.
Oui, mais voilà, cela fait terriblement tache dans le tableau officiel d’une Russie tout en tension héroïque. Deux tabous ont été brisés à cette occasion: premièrement, quand des soldats meurent par milliers au combat, l’arrière évite de festoyer; deuxièmement, la fable d’une Russie mère de vertu, en mission contre la décadence de l’Occident, en a pris un coup.
D’où le rappel à l’ordre, façon procès pour déviance, une spécialité héritée du bolchévisme: humiliation publique des fautifs et fautives, assortie de peines de prison et d’enrôlements forcés en vue d’un envoi au front.
Le moment est certainement jugé critique par le Kremlin, tenu de renouveler par dizaines de milliers ses troupes envoyées se battre et, pour beaucoup, se faire tuer. Le stock d’hommes disponibles est certes plus garni en Russie qu’en Ukraine, mais il n’est pas non plus inépuisable. Pour l’heure, il s’agit d’une «opération spéciale», la mobilisation générale n’a pas été décrétée (la Russie ne fait pas la guerre, selon la doxa poutinienne). Nombreux sont ceux qui échappent encore à l’incorporation militaire, synonyme de manne financière pour les familles pauvres ou modestes, le vivier de recrutement privilégié.
Raison de plus pour les «planqués», parmi eux quelques fils et filles «de» sans doute, de faire profil bas. Il ne faudrait pas que le front se révolte contre le pouvoir, comme en 1917 durant la Première Guerre mondiale. D’où la purge entamée dans les milieux de l’underground moscovite et pétersbourgeois. Il faut montrer ce qu’il en coûte de «bander» pour des futilités: l’énergie doit aller au combat des armes.
La purge a atteint lundi un certain Maxim Tesli Moiseyev, chanteur. Le jeune homme, accusé de répandre la propagande LGBT, un délit dans la Russie en plein renouveau orthodoxe, a été arrêté jeudi à Saint-Pétersbourg, rapporte le site The Moscow Times. Il s’était produit la veille dans un club, avec une chaussette portée sur son pénis. Tout comme avant lui le rappeur Vacio, lors de la fameuse soirée du 20 décembre dans une boîte de la capitale. Ce dernier s’inspirait de la pochette d’un album des Red Hot Chili Peppers. Il a été condamné à 15 jours de prison.
Reste à savoir si ces entorses à la grande cause puritaine de la nouvelle Russie témoignent d’un mépris pour ceux qui sont au front, ou s’ils rendent compte d’une pulsion de vie à l’idée qu’il ne sera peut-être plus possible d’échapper encore longtemps à l'uniforme.
Reste à savoir ensuite quelle est la réelle importance accordée par le sommet de l'Etat à ces prétendus manquements à la morale venant de cette partie «occidentalisée» de la Russie, celle des entourages de certains dirigeants, sinon de Poutine lui-même. La répression qui s'abat sur elle participerait-elle d'un vaste jeu des apparences?