On passerait à côté du procès qui s'est ouvert mercredi à Paris, si l’on omettait de parler du sujet: l’islamisme. La tentation sera forte d’esquiver cette question au profit de deux autres dimensions, certes évidentes dans les attentats de novembre 2015: le terrorisme et la radicalisation. Mais l’idéologie, comme les faits, est têtue. C’est bien d’islamisme qu’il faut parler.
Le mot d'islamisme a ceci d’embarrassant qu’il en réfère à l’islam, créant un risque d’amalgame entre foi en Dieu et affirmation vindicative. Mais l'on sait aussi que le principal agent d'amalgame, c'est l'islamiste, que pour l'islamiste, l'islam est d'abord un ordre juridique et politique exigeant soumission.
Il y a plusieurs définitions de l’islamisme. Tentons-en une: un rapport conflictuel à l’Occident sur fond identitaire empruntant à l’islam. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’être croyant, ni musulman, d’ailleurs, pour être solidaire de cette cause, qui doit beaucoup à l’anticolonialisme. L’Occident a «merdé», il doit payer. Ou partir. Comme d'Afghanistan dernièrement.
Cette cause n’est pas que vernis religieux couvrant un anti-impérialisme au poing levé. Elle puise aussi et principalement dans les textes islamiques, dont sont tirées des interprétations intransigeantes risquant de placer le fidèle en porte-à-faux avec le monde moderne.
Le procès qui commence, où comparaissent des complices présumés d’actes terroristes, à l’exception de Salah Abdeslam qui répondra entre autres du chef d’assassinat, apportera sûrement la démonstration de cet apparent paradoxe entre piété et agressivité.
Entendons-nous bien! Le terrorisme ici jugé est une expression parmi d’autres, heureusement peu fréquente, de l’islamisme. On parle généralement à ce propos d’islamisme radical versant dans l’action violente. En dehors de cela, l’islamisme, en Occident, est un vivier de revendications, de contestation, de résistance. Face à des politiques publiques jugées «islamophobes», en ce qu’elles cherchent à fixer des limites à l’expression religieuse, en l’occurrence musulmane ou se prévalant de l’islam. La France et sa laïcité – un concept étranger à l’islam des islamistes, pour qui le divin préside à tout – sont particulièrement dénoncées de ce point de vue-là.
Au cours du dernier siècle, l’islamisme, en tant que force sociale et politique, s’est banalisé. Dans des pays musulmans au premier chef. Formellement, un pouvoir islamiste refuse la séparation entre le politique et le religieux. Mais l’on voit bien, au Maghreb, que l’islamisme, de nos jours, est tenu de composer avec des forces politiques qui lui sont opposées.
En Europe, l’islamisme, appelé aussi islam politique, mêle donc un vieux fond anti-colonial, présent essentiellement à gauche, et une intransigeance de type religieux. En vertu de quoi rien ne devrait se mettre en travers d'une expression islamique non violente stricto sensu. Or nous avons vu que la violence ne naît pas nécessairement de l'expression religieuse en tant que telle, mais de la réaction de fidèles à des limites imposées par la loi ou la société, limites jugées contraires à la «loi de Dieu» ou au «bon droit» des musulmans de vivre leur religion comme il leur sied – à ceci près que tous les pays d’Europe imposent, légalement ou dans les faits, des limites aux religions, et pas seulement à l'islam.
Rendons-nous à l'évidence: L'islamisme ne peut rien produire de bénéfique. Il entretient de faux espoirs auprès de musulmans mal dans leur peau. L'islam ne peut pas être l’instrument d’une revanche «sur l’Occident», porter en lui rancœur et amertume. Comme toute religion appelée à donner le meilleur d'elle-même, il ne peut être que bonté, ce qu'il est au jour le jour dans ses manifestations de générosité envers les plus faibles, par exemple. Il est aussi, contrairement à des idées reçues, souvent alimentées par l'image énervée que l'islamisme donne de l'islam, porteur de paix et de fraternité.
Un certain nombre en France, parmi la deuxième génération de l’immigration maghrébine, longtemps marquée par un mal-être tenace et une image dévalorisée des parents, a mordu durablement ou momentanément à l’illusion islamiste. C’est dans cette frange de la population qu’on a compté le plus de Français partis faire le djihad armé.
La décennie 2010, terrible en termes de terrorisme, aura, il faut l’espérer, prouvé le caractère sans lendemain de l'islam comme levier d'une citoyenneté identitaire fondée exclusivement en religion. Les attentats de 2012 (Mohamed Merah), de janvier 2015 (Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher), de novembre 2015 (Paris et Saint-Denis), de 2016 (Nice), pour ne citer que les plus frappants, ont montré à quel point il peut être risqué de miser trop gros sur la religion dans des sociétés européennes où le religieux est d’abord affaire privée. En dehors d'espaces dédiés, notre vocabulaire et nos activités de citoyen ne sont pas ceux d'enfants de chœur ou de nonnes.
L’assassinat du professeur Samuel Paty en 2020, la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan, avec la volonté de ces derniers d’y instaurer un régime religieux de nature fondamentaliste, soulignent bien toute l’illusion et la légèreté de ceux qui, musulmans ou non, soutiennent la possibilité d'un islam quasi sans bornes, quand eux-mêmes ont les moyens de jouir pleinement des libertés politiques, sociales et sexuelles garanties par nos sociétés libérales.