Ce soir-là, Léo, 26 ans à l’époque, était au Stade de France, à Saint-Denis. «A la première détonation, je ne me suis pas posé trop de questions. J’ai pensé à un gros pétard. A la deuxième, les gens ont commencé à regarder leur portable. L’ambiance était bizarre.» Ce samedi matin, à quatre jours de l’ouverture du procès des attentats du 13 novembre 2015, je rencontre Léo et Dany à la terrasse de l’Events. Un café situé en face de la porte D du Stade de France, devant laquelle la première bombe, actionnée par un kamikaze, a explosé, faisant un mort. Il était 21h16.
Même âge, Léo et Dany sont agents immobiliers. Les deux associés ont leur bureau dans l’immense enceinte sportive. L'un et l'autre habitent Saint-Denis. Des locaux pure souche. Léo assistait au match France-Allemagne avec des amis. Il raconte:
Dany, lui, était «scotché devant la télé».
Toute la France était scotchée devant sa télé. Au moment où Léo et ses copains regagnaient leur domicile à pied par le canal Saint-Denis, les attaques des terrasses avaient déjà eu lieu. Celle au Bataclan avait commencé. Tout arrivait en même temps en des endroits différents.
Alors correspondant pour le magazine suisse L’Hebdo, j'habitais moi-même à environ 300 mètres du Bataclan. L'envie d'aller voir était la plus forte. Les rues d'accès à la salle de spectacle étaient fermées. Un hôpital de campagne prodiguait des soins d’urgence devant le Cirque d’Hiver. Un drap blanc recouvrait un corps allongé sur une civière, posée sur le sol à proximité d’un arrêt de bus.
Il faisait étonnamment bon en novembre. Jusque-là, Paris était une fête. Le titre d’Hemingway et le hashtag #Je suis en terrasse, quelques jours plus tard, vaudraient réponses aux terroristes. Dans l’immédiat, des touristes cherchaient à se mettre à l’abri. Des portes cochères donnant sur cour s’ouvraient à eux. «Entrez! Entrez!»
Peu avant minuit, le président François Hollande déclarait face caméra: «Mes chers compatriotes, au moment où je m’exprime, des attaques terroristes d'une ampleur sans précédent sont en cours dans l’agglomération parisienne. Il y a plusieurs dizaines de tués, il y a beaucoup de blessés, c'est une horreur.»
Six ans plus tard, les récits de la nuit du 13 novembre tissent un fil d’Ariane de la terreur. Tout se tient: le Stade de France, le Carillon, Le Petit Cambodge, La Bonne Bière, La Belle Equipe, le Bataclan. Bilan: 131 morts, 350 blessés.
Oui, tout se tient. On va le voir. Alice a une cinquantaine d’années. Elle ne souhaite pas révéler son véritable prénom. Le soir du 13, elle donnait un cours de danse dans un local en fond cour, à une adresse proche de La Belle Equipe, rue de Charonne.
Alice a mis un peu de temps avant d’accepter de me parler du drame de La Belle Equipe. «Une scène de guerre, c’était horrible.» Les secours l’ont mise à contribution. Il fallait des draps, des duvets, des couvertures pour couvrir les blessés. Elle qui habite le quartier est partie en chercher chez des voisins. «J’ai posé un tissu très doux sur une victime. Elle ne voulait rien sur elle. Elle avait chaud, il faisait très doux.»
Epaulant une policière dans ses tâches, Alice entend une voix grésiller au talkie-walkie de cette dernière:
L’un des trois commandos terroristes venait de pénétrer dans la salle de spectacle.
«Ne dites pas son nom!» C’est comme si Alice entendait préserver un peu d’intimité au tragique. Appelons-le Charles. Elle connaît Charles. Un homme dont j’avais recueilli le témoignage quatre jours après les attentats, alors qu’une veillée se tenait devant la terrasse de La Belle Equipe, jonchée de fleurs après l’avoir été de corps et de douilles. Charles est un rescapé de l’attaque. Lorsque les premières balles avaient éclaté, ce prof de sport s’était précipité au fond du café, derrière le bar.
Oui, tout se tient. C’est assise à une table du Bataclan qu’Alice témoigne des événements. Des personnes costumées qu’elle semble connaître affichent des moues aguicheuses autant qu’inquiétantes. Ce sont des travestis. Alice trouve ce terme réducteur. Ce sont des personnages de cabaret. De la troupe du Cabaret de Poussière, qui se produira les 15 et 16 octobre au Bataclan.
Martin Dust («poussière» en anglais) a les yeux et la bouche exagérément maquillés. Il porte un frac et un chapeau-claque. Le meneur de revue, c’est lui. Alice, c’est sa mère. Auteur-compositeur, Martin Dust a écrit des chansons pour Eddy de Pretto.
Absent de chez lui le soir des attentats, vers deux heures du matin, il avait regagné le domicile familial proche de La Belle Equipe. «C’est la première fois que je voyais des militaires en tenue de guerre», dit-il, la voix forte et chaleureuse. Toute la troupe du Cabaret de Poussière pleure la mort d'une amie chère. Ingénieure du son, elle officiait le 13 novembre lors du concert du groupe américain Eagles of Death Metal, interrompu tragiquement.
«Il faut sortir le Bataclan de cette histoire-là!», plaide Martin Dust. Stop à la neurasthénie!
Les patrons de cafés mitraillés sont bien peu loquaces. «Nous devons passer à autre chose, après toutes ces années, la vie a repris ses droits», veut bien confier celui du Carillon, un Kabyle, comme la plupart de son personnel. Avant les attentats, le Carillon, tout en carrelage et boiseries, m’avait tapé dans l’œil. Rouvert après la tragédie, je m’y rendais régulièrement.
«Je ne souhaite pas parler de ça. Deux heures avant le drame, j’étais là.» Cette cliente du Carillon n’en dira pas plus. Elle replonge ses lunettes de soleil dans l’écran de son smartphone. Si je comprends ces refus, ils me chagrinent aussi. Sans doute que recueillir des propos ne me suffit pas. J’ai envie de partager des souvenirs de cette nuit-là avec mes interlocuteurs.
Pierre, 36 ans, attablé samedi en fin de matinée à la terrasse du Carillon, avait prévu d’aller voir France-Allemagne avec trois copains dans ce café. Camille, 35 ans, qui allait devenir sa femme et la mère de leur enfant, Gaby, un garçon présentement dans sa poussette, était partie le jour même chez ses parents, à Rennes, en Bretagne. «Avant mon départ, se rappelle Camille, j’avais photographié Milou, le chat du Carillon. Il se tenait sur le rebord de la vitrine du Petit Cambodge», le café d’en face, également visé par les terroristes.
Pierre et ses amis étaient finalement partis mater France-Allemagne à L’Express de Lyon, un café parisien proche de la gare du même nom. Un changement salvateur, décidé à la dernière minute. «On a fait ce qu’il ne fallait pas faire: après le match, on a voulu rentrer chez nous. On a pris le métro, mais on a dû sortir à la station Bastille, car la rame n’allait pas plus loin. Ce que j’ai vu à l’extérieur évoquait une scène de guerre», raconte-t-il. Camille et son mari sont voisins du Carillon. C’est leur «QG». Reprendre la vie après le massacre n’a pas été facile. «Il y avait ce sable recouvrant le sang. Et puis, longtemps, beaucoup de médias, de télés», se remémore-t-elle.
Leur amie Claire, 30 ans, qui n’a encore rien dit, prend la parole: «Au Carillon, j’ai perdu un professeur de mon école d’architecture. Au Bataclan, j’ai un cousin qui a été gravement blessé et qui depuis est en chaise.»
Peu de temps après les attentats, des voix pas toujours charitables, avaient décrit les arrondissements parisiens endeuillés, les 10e et 11e, comme étant ceux des «bobos». Les personnes les plus tolérantes qui soient envers les différences, quelles qu’elles soient, avaient été prises pour cibles. Ces commentateurs avaient vu là un paradoxe, sinon comme la conséquence d’une naïveté.
Nasser tient le restaurant L’Amalgame, «spécialité couscous», rue Bichat. Celle du Carillon et du Petit Cambodge. D’origine algérienne, Nasser a vécu et travaillé en Suisse. Il a joué dans l’équipe de football de Prilly, «dans la banlieue lausannoise», ajoute-t-il. «"Papa, ça tire dans ton quartier", me dit mon fils le soir des attentats. Je ne le croyais pas. Je pensais qu’il me taquinait, car j’avais été critique avec Marseille, théâtre quelques jours plus tôt d’un règlement de comptes mortel», relate Nasser. Puis, il a pensé que les bruits secs qu’il a fini par entendre étaient dus à un enfant ayant la fâcheuse habitude de promener un bâton en bois sur une tôle ondulée.
Il allait sortir pour le gronder quand sont arrivées «deux petites Japonaises en larmes». Il a fait rentrer des gens dans son restaurant et baissé le rideau métallique. Le temps que ça passe.
Peu de temps après les tueries, le président Hollande décidait de déchoir de leur nationalité française les binationaux de naissance impliqués dans des crimes terroristes. Il renonçait à cette mesure face à l’émoi suscité, principalement à gauche et chez de nombreux Français d’origine maghrébine. Les attentats du 13 novembre 2015 firent craindre des représailles. Il n’y en eut pas.