Il paraît que Keanu Reeves a dit un jour que «la vie est belle quand on mange un bon sandwich». Les plus gastronomes d'entre nous (et les politiciens américains, vous verrez) s'empresseront de préciser que ça dépend du sandwich. Aux Etats-Unis, où chaque région protège jalousement sa recette, le sandwich est un véritable way of life. Un peu comme le jambon-beurre en France, mais avec un peu plus de mayonnaise. Si vous passez actuellement vos nuits devant l'excellente série The Bear, vous savez déjà que Chicago est le temple de l'Italian Beef Sandwich.
Prenez maintenant la Pennsylvanie et sa ville phare, Philadelphie. Alors que vingt-neuf petits mètres les séparent, deux enseignes légendaires se chamaillent grassement le meilleur cheesesteak du pays, lui aussi gorgé d'origines italiennes.
On parle de Pat's King of Steak et Geno's Steaks.
La légende raconte que la paternité du cheesesteak appartient à Pat Olivieri et son frère Harry, depuis les années trente. Un beau matin, grâce à l'inventivité (et la gourmandise d'un employé de leur première échoppe, le sandwich star sera agrémenté d'un fromage bien précis: du provolone. Logique pour une enseigne qui vivait ses premiers émois près du marché italien de South Philadelphia.
Trente-six longues années plus tard, Joey Vento viendra brancher ses grills dans le même quartier, pour ouvrir Geno's Steaks et concurrencer l'ami Pat. Car il faut avouer que les menus se ressemblent, même si l'un coupe la viande et l'autre pas et que le dernier venu accumule les enseignes lumineuses made in Las Vegas. Hélas pour Geno's, c'est bien chez Pat's King of Steaks que Sylvester Stallone est venu filmer quelques secondes d'une pause lunch pour le film Rocky, en 1976.
Le début d'un mythe.
Alors que les habitants de Philadelphie vous conseilleraient de fuir ses pièges à touristes, les candidats en campagne présidentielle savent qu'ils n'ont décemment pas le droit de traverser la Pennsylvanie sans s'envoyer un sandwich dans l'un de ces deux établissements, accompagné d'un photographe. Et la guerre politico-calorique est terrible. Pourquoi? Parce que le cheesesteak est à la fois un «symbole civique, une attraction culinaire et une obsession culturelle», selon Los Angeles Times.
N'est-ce pas Barack Obama?
En vérité, pour le jeune démocrate et sa première dame Michelle, projetés à la Maison-Blanche en 2008, tout s'était plutôt bien passé chez Pat's, puisqu'ils ont la bonne idée de commander des «Whiz Wit». Comprenez, un sandwich avec oignon et recouvert d'un étrange fromage liquide typiquement américain, connu sous le nom de Cheez Whiz.
Même commande pour George W. Bush, en 2004, qui avait d'ailleurs ressenti le pressant besoin de préciser publiquement le menu qu'il venait d'avaler chez Pat's. Et pour cause, quelques mois plus tôt, son adversaire démocrate John Kerry commettait un impair qui résonne encore aujourd'hui dans les arcades de la politique américaine.
«Impardonnable», le fromage suisse? Pas si vite, il y a une explication. Si Philadelphie a très mal digéré le faux pas du pauvre candidat démocrate, c'est d'abord parce qu'on ne rigole pas avec la dureté du quotidien des habitants de Pennsylvanie. Considéré comme raffiné, le fromage suisse (qui, aux Etats-Unis, n'en a en réalité que le nom) serait incompatible avec la pause déj' d'un vrai mâle. Et l'un des problèmes de Kerry en 2003, c'est qu'il était surnommé la «tapette efféminée» par beaucoup de sympathisants bourrins et masculinistes de Bush.
Et notamment parce qu'il est originaire du premier Etat qui allait légaliser le mariage homosexuel, à savoir le Massachusetts, quelques mois après le sandwich gate. (Oui, ça vole haut...) Alors quand le candidat s'est mis à déguster son «Swiss Steaks» sans s'en mettre plein la cravate, habité par l'élégance d'un Anglais qui «grignote sa biscotte au tea-time», le pays ne s'en est pas remis.
Craig LaBan avait d'ailleurs écrit à l'époque que «cette commande est la preuve d'un mode de vie alternatif». Aïe, aïe, aïe! Pour beaucoup, c'est donc bien à cause de ce cheesesteak «suisse» et «raffiné» que la campagne de Kerry s'est effondrée (alors qu'il avait remporté de justesse la Pennsylvanie) et que «l'Amérique a été détruite», exagérera à sa manière le média Vice.
Ce passage obligé à la sandwicherie du coin n'a rien d'une promenade de santé. La Pennsylvanie étant un swing state, plutôt démocrate à Philadelphie et carrément républicain à mesure que l'on s'éloigne du bitume, la moindre erreur semble inconcevable. Si les candidats à la présidentielle sentent bien qu'il faut avaler un cheesesteak, surtout chez Pat's, ils savent aussi que l'hypocrisie peut se révéler mortelle dans les sondages. Autrement dit, tant qu'à piocher de manière intéressée dans les coutumes locales, autant le faire bien.
Et le faire bien, manifestement, c'est en censurant ce que les Américains appellent le «fromage suisse». C'est sans doute pour cette raison que certains fuient les deux échoppes incontournables, pour s'envoyer un cheesesteak plus discret, dans cette ville qui en compte des dizaines. Ce fut notamment le cas de la vice-présidente Kamala Harris qui a fait un stop chez Jim's West Steaks, en mai dernier, pour grignoter et causer syndicalisme.
En 2016, Donald Trump avait simplement vexé les tenanciers de chez Pat's, en dépensant plusieurs centaines de dollars à trente mètres de là, chez Geno's, moins de deux mois avant son élection. Ce qui ne l'empêchera pas d'aller se faire pardonner chez le concurrent d'en face il y a pile une année et d'avaler d'autres sandwichs de chez Tony Luke's en janvier 2024.
Trump, steaks. pic.twitter.com/v01RGCC4FM
— Eli Stokols (@EliStokols) September 22, 2016
Vingt ans après l'affront gastronomique de John Kerry, un autre candidat à la Maison-Blanche s'est frotté au «scandale du Swiss cheese». JD Vance, le colistier de Donald Trump, a arpenté la Pennsylvanie ces derniers jours. Et, forcément, l'homme a eu faim. De viande, mais aussi de provocation et de publicité gratuite. Suffisant pour aller jouer au plus malin au comptoir de chez Pat's, lundi soir, et de commander un «Whiz Wit», sans le moindre risque. Jusqu'à commettre, lui aussi, une gaffe.
To be fair, @JDVance said he hates Swiss cheese. He asked why they hate it too (video of exchange below).
— Taurean Small (@taureansmall) August 19, 2024
But also… I’m from Chicago and I call a cheesesteaks, “Phillies,” mostly because I know it bothers @JessArnoldTV.pic.twitter.com/N4Dtexs8SY https://t.co/6DPOa2tocP
Sur les réseaux sociaux, sa blague visant à ridiculiser la gauche, en invoquant la bourde de Kerry, n'a pas passé. Au premier degré, les démocrates (surtout ceux de Philadelphie) ont cru que le candidat à la vice-présidence demandait «un cheesesteak with Swiss cheese». La faute, peut-être, à quelques premiers titres racoleurs de la presse locale, abondamment partagés par les députés démocrate et partisans de Kamala Harris, mais aussi par des républicains anti-Trump.
Today, in my beloved city of Philadelphia, JD Vance committed a crime against humanity. #cheesesteak #WorstVPpick pic.twitter.com/CNYBayoXeU
— US Rep Brendan Boyle (@RepBrendanBoyle) August 20, 2024
Pour mieux comprendre le désintérêt bruyant de Philadelphie pour ce qu'ils appellent le «Swiss cheese», il faut peut-être rappeler que ses habitants ont vécu un étrange traumatisme entre 2010 et 2014. A cette époque, les femmes n'avaient qu'une seule crainte en sortant de chez elles: tomber sur le «pervers au fromage suisse».
Selon les nombreux témoignages récoltés par la police locale, un homme en voiture abordait les femmes seules en «exhibant un morceau de fromage suisse en tranche, leur proposant ensuite de les payer pour qu'elles glissent la tranche sur son pénis en le masturbant». (Pour les plus techniciens d'entre vous: oui, ce fromage comportait des trous, comme l'emmental.)
L'homme sera notamment condamné à suivre un traitement psychologique en 2014. Un épisode glauque que certains médias américains, non sans une grosse pointe d'ironie, invoquent depuis dix ans pour expliquer à quel point il est imprudent de rêver d'un cheesesteak au fromage suisse à Philadelphie. Et ce, même si l'on n'est pas un candidat en campagne présidentielle.